Naturalité, héritage, masculinité… Le parfumeur maison de Caron se confie avec passion sur sa vision du parfum aujourd’hui.
Jean, pouvez-vous nous parler de votre première rencontre avec le parfum ?
Mon premier souvenir remonte à l’enfance évidemment : mon doudou. C’était la chemise de nuit de Maman. Elle sentait un doux mélange de sa propre odeur et d’un fond de Chanel N°5, divin… Mais ce dont je me souviens fortement, c’est mon premier boulot d’été. Un mois à mesurer l’indice d’acide de l’essence de citronnelle, en plein mois d’août à Grasse, ça marque !
Vous souvenez-vous de votre première création ?
Parfaitement ! C’était un jasmin épicé que j’avais fait en cours d’expression olfactive à l’ISIPCA. J’avais composé une petite musique associée à l’odeur et écrit une « lettre de correspondance » racontant une nuit d’amour en Inde.
À l’époque, mon livre de chevet était les correspondances de Van Gogh avec son frère. Mais mon premier parfum commercialisé, je m’en souviens très bien aussi. Je venais d’être engagé comme parfumeur junior chez Kao Corporation en 1993. C’était un accord Pivoine-cassis, qu’on a vendu tel quel sans modification. C’est le shampooing Klorane à la pivoine de Chine. Je crois que le produit existe encore et que le parfum n’a pas trop changé, ce qui est étonnant parce que ce n’est pas tout jeune. Ce qui est amusant également, c’est que c’était déjà une dualité d’ingrédients.
Avez-vous des ingrédients fétiches dans votre travail ? Des odeurs préférées à titre personnel aussi peut-être ? Y a-t-il à l’inverse des odeurs que vous aimez moins ou pas ?
J’ai deux ingrédients que j’adore, les piliers de mon parfum personnel qui ne me quitte pas, me protège, m’accompagne tous les jours : l’irone, issu de l’iris, et l’ambroxan, une note boisée ambrée chaleureuse. Ce sont deux diamants, bien plus que des odeurs, des halos de douceur et d’humanité dans ce monde de brutes. Je les adore mais ce ne sont pas forcément ceux que j’utilise le plus. Depuis que je suis chez Caron, j’ai découvert en détail la palette de naturels des Laboratoires Monique Rémy. Elle est bardée de merveilles, de produits sublimes extrêmement inspirants. Le dernier qui m’a bouleversé est l’Oakwood. Tous les bois de chêne que j’avais sentis jusque-là était décevants à l’usage en formule. Ce bois de chêne est incroyable : il sent le whisky, le bois fumé, la vie le soir… Il sera le pilier d’un des prochains parfums de la Maison Caron. Honnêtement, il n’y a pas d’odeurs que je n’aime pas. J’aime tout, je suis trop curieux pour ça.
Devenir parfumeur maison pour une marque aussi emblématique que Caron, c’était un rêve ? Comment se sont déroulées les choses ?
J’ai adoré mes 25 ans en maison de composition et la compétition pour gagner des projets, mais j’ai toujours été intéressé par l’idée de devenir parfumeur maison. J’avais le sentiment que cela pouvait être une opportunité pour s’exprimer plus personnellement, tout en restant au service de la marque. Sortir de « sa patrie profonde » comme m’a dit Pierre Bourdon quand je suis allé le voir pour lui demander son avis. Si aujourd’hui j’ai la chance d’être le parfumeur de la maison Caron, c’est d’abord parce qu’il y a 30 ans j’ai rencontré Hugues de la Chevasnerie pendant mon service militaire. J’étais secrétaire d’un colonel et j’avais négocié une heure d’olfaction par jour. Hugues est entré un soir dans mon bureau, très étonné de voir toutes ces mouillettes. Je lui ai expliqué ce que je faisais. On a sympathisé, et sommes toujours restés en contact depuis ce jour. Hugues a fait une magnifique carrière dans le parfum. Il y a deux ans, il m’a contacté pour me proposer cette aventure. Même si j’étais très heureux chez Takasago, j’ai vite compris que je ne pourrais pas dire non, surtout après être allé à Genève pour rencontrer Ariane de Rothschild. Cette femme est fantastique. J’ai failli rater mon avion de retour tellement nous avons discuté. C’est une vraie passionnée de parfums. Aujourd’hui, on s’appelle, on se voit, on échange sur les parfums même sur WhatsApp. Nous formons un vrai duo créatif, qui fait écho à celui d’origine entre Ernest Daltroff et Félicie Wanpouille, grâce à qui nous sommes là. On a une chance folle chez Caron d’avoir Ariane comme propriétaire. Elle a une énergie incroyable, elle est très inspirante. Elle nous pousse chaque jour à faire mieux. Définitivement, je ne pouvais pas dire non et je ne regrette absolument pas.
Vous avez récemment créé Tabac Noir, dont le nom est un hommage à l’emblématique Tabac Blond créé en 1919. Quel est le lien entre les deux fragrances ?
Quand je suis arrivé chez Caron en juillet 2019, Tabac Blond avait 100 ans. J’ai tout de suite dit aux équipes qu’il fallait marquer le coup. Nous avons lancé en décembre quatre parfums dont Tabac Noir (les autres sont Rose Ivoire, Rose Ebène et Tubéreuse Merveilleuse). Je me suis plongé dans la formule de Tabac Blond et j’ai conservé la même base cuir, dans les mêmes quantités. J’ai surdosé un magnifique patchouli responsable que j’ai découvert chez LMR, supprimé la facette œillet et intégré quelques ingrédients plus contemporains qui n’existaient pas à l’époque. C’est génial de pouvoir se plonger dans les vieilles formules de la Maison, c’est même très émouvant. Quel plaisir de pouvoir réutiliser certains ingrédients-clés, en les intégrant dans des structures plus modernes avec une écriture contemporaine ! La modernité n’a aucun intérêt si elle ne s’appuie pas sur une histoire. C’est la chance de Caron.
Allez-vous revisiter d’autres classiques de Caron avec un regard moderne ?
Oui, on ne va pas s’arrêter là, sur les tabacs notamment. On sort cet automne quatre autres parfums boutique, dont Tabac Exquis qui est une dualité tabac / chocolat. C’est une idée que j’ai eue lors d’un voyage en Afrique avec Ariane pour découvrir de nouvelles odeurs. J’ai également finalisé un autre tabac que l’on lancera en 2021, beaucoup plus frais, qui s’appuie sur une surdose d’un autre magnifique naturel. Mon idée est de créer une collection Tabac, en allant chercher des dualités étonnantes. Il y a dans le catalogue Caron de véritables merveilles tellement inspirantes. On a tous un parfum Caron qui nous a marqué un jour… J’ai bien l’intention d’en exploiter le potentiel créatif. J’ai plein d’idées !
Pouvez-vous nous parler de votre dernière création, Aimez-moi comme je suis ? D’où est née l’idée de ce nouveau grand masculin ?
Nous sommes très fiers dans la Maison d’avoir réussi à réaliser un si beau produit en si peu de temps et dans un contexte compliqué. C’est un véritable exploit. Dès que je suis arrivé, j’ai proposé à Hugues et Ariane de faire un nouveau masculin totalement différent de Pour un homme, mais qui pourtant s’en inspire dans le chemin créatif : une dualité autour d’un magnifique naturel, emblématique de la parfumerie masculine, associé à un ingrédient quasiment jamais utilisé chez les hommes. Aimez-moi comme je suis est une dualité vétiver-noisette qui rappelle celle de Pour un Homme autour de lavande et la vanille. Le parfum contient 10 % de vétiver naturel. J’ai utilisé trois sublimes qualités de vétiver Haïti responsable, avec le label « For life ». Nous avons également décidé d’investir dans un programme ambitieux de soutien de la filière. Les objectifs sont multiples, mais le principal est d’améliorer les conditions de vie et de travail des agriculteurs. J’ai eu la chance de me rendre là-bas, aux Cayes. Quand on est allé à la rencontre du naturel, et des gens grâce à qui on peut utiliser ces bijoux, on est marqué à vie. J’ai cherché à respecter l’esprit Caron, tout en lui apportant un élan de renouveau. Le parfum est très reconnaissable, très noble avec cette note vétiver très présente, et pourtant très moderne puisqu’il traite la gourmandise au masculin. C’est une gourmandise non sucrée avec la noisette, qui étonnement a très peu été exploitée dans les parfums masculins. J’ai voulu faire une note signée, authentique, qui sent ce qu’elle raconte. La distribution l’a adorée et je suis content car ce n’était pas gagné. Nous devons prouver et montrer la formidable énergie de renouveau qu’il y a chez Caron, avec Ariane comme premier moteur de passion.
Quelles tendances originales voyez-vous pour les parfums demain ?
Je suis toujours très sceptique face à ceux qui affirment connaître les tendances de l’avenir. Je considère les parfumeurs comme des explorateurs. On cherche, on tente, on se trompe, on réessaie, on réussit parfois, on propose, on espère devancer les tendances mais il est bien présomptueux d’affirmer les connaître. Ce qui est certain, c’est que les parfums sont les reflets de notre société. Aujourd’hui, les gens cherchent à mettre du sens, du respect dans ce qu’ils font, dans ce qu’ils consomment. Les parfums doivent aussi le faire. Il faut arrêter avec le n’importe quoi olfactif, les ingrédients farfelus. Il faut que les parfums sentent ce qu’ils racontent. Je crois à la vérité, à l’engagement, au respect et à la défense du naturel. Cela passe notamment par plus de moyens financiers dans la formule et dans les produits qu’on utilise. C’est ce que nous faisons chez Caron, et Hugues et Ariane sont pleinement en ligne avec ça. Et quand on voit les formules d’Ernest Daltroff d’ailleurs, on comprend qu’il le faisait avant nous ! Mais il ne faudrait pas que l’engagement que nous mettons dans nos parfums nous fasse oublier le fondamental : le parfum est une émotion olfactive. Il faut être créatif, en éveil constant, proposer la surprise, être à la recherche constante du beau.