Depuis un an, Sarah Burri, parfumeur, fait le tour du monde des plantes à parfums. À cette occasion, elle a accepté de partager avec nous certaines étapes de son périple. Aujourd’hui, elle nous raconte son rendez-vous avec la majestueuse tubéreuse.
Ce soir, j’ai rendez-vous avec une grande dame. Je la connais, sans jamais l’avoir rencontrée. Nous avions rendez-vous au Kerala dans le sud de l’Inde, c’est finalement en France, entre mer et montagne, dans le pays de Grasse, capitale mondiale du parfum, que je la rencontre enfin en septembre, lors de cet fin d’été… indien. Tubéreuse. Son nom seul est une énigme. Vient-il de tubercule, et de mystérieuse ? De tube et de terreuse ? Les oiseaux et leur langage me le souffleront peut-être, au beau milieu des champs.
Bien à l’heure devant les grilles du domaine de Manon, aux portes de Plascassier, un hameau haut perché de Grasse d’influence culturelle italienne du fait de l’immigration du début du siècle dernier pour la récolte de ces fleurs, je suis dans mes petits souliers. A 19h la porte s’ouvre. Carole Biancalana nous accueille de tout son sourire et sa bienveillance, mon amie Elisa et moi, venues pour la récolte des dernières tubéreuses de la saison. Je m’attendais à faire partie de toute une colonie de cueilleuses, mais nous sommes les trois seules. Cueilleuses, oui, car à l’origine, la cueillette était une besogne réservée aux femmes. Etait-ce pour la minutie et la patience que cela demande ? Ou bien parce qu’il faut maintenir cette précision malgré la chaleur harassante et les positions torturées du corps des heures durant ? Je ne sais pas, de toute façon cela fait bien longtemps que ces préjugés de genre ont disparu ! Mais ce soir, point besoin d’aide – elle ne sera nécessaire que demain dès l’aube pour le jasmin : la tubéreuse, nous confie Carole, est un plaisir qu’elle se réserve, un délassement précieux de fin de journée. En effet, cette récolte n’est pas seulement une récolte de fleurs, c’est aussi l’ultime récompense, bien tangible, des milliers d’heures de labeur invisible de toute l’année écoulée. Car il aura fallu d’abord déraciner chaque plant semé l’année passée, tous épuisés après une unique saison de floraison. Les bulbes sortis de terre dès novembre ont été séchés, nettoyés. Les « bulbillons », ou bébés clones, produits par le bulbe mère, ont été séparés d’elle et couvés bien au sec durant tout l’hiver. Il aura fallu ensuite les ressemer en avril, dans de nouveaux sillons : terre retournée, buttes reformées, car le terrain de la précédente récolte est épuisé, et restera en jachère. Il aura fallu attendre deux nouveaux cycles infertiles, de mise en terre puis de déracinement, soit trois ans en tout, avant que ces bulbes ne deviennent « mères » et donnent à leur tour la précieuse fleur d’août à septembre, puis parfois d’octobre à novembre. Et le cycle incessant recommencera. Bien entendu, tout cela en jonglant avec les impératifs calendaires des deux autres seigneurs du domaine : la Rose Centifolia et le Jasmin Grandiflorum de Grasse, qui nécessitent tout autant de soins particuliers.
Ce soir de fin de saison, tout est calme au milieu des champs vallonnés, le soleil se couche et baigne de sa lumière d’or magnanime les silhouettes humaines éreintées par la journée. Au loin, se détachent du paysage les petites têtes blanches, toutes hautes et fières, de la fleur de caractère. Tubéreuse ! La voilà enfin… Sa réputation de fleur narcotique et envoûtante la précède, et pourtant elle paraît si frêle sur sa tige fine et tendue vers le ciel. « Encore une à terre, ce maudit sanglier m’a déjà cassé 30 tiges cette saison ! », vocifère Carole à l’encontre de l’animal encore tapi dans les forêts adjacentes. Une seule tige produit jusqu’à 35 fleurs par floraison, ce qui est beaucoup, tant le parfum d’une seule fleur est puissant. Il n’y aura pas de deuxième vague cette année. Pourquoi ? On ne sait pas, mais on le sait, ça se voit, rien qu’à regarder les tiges, nous dit Carole. Un savoir empirique, science de l’observation qui lui a été transmise de génération en génération, et maintenant de manière horizontale grâce aux actions de l’association Fleurs d’Exception qu’elle a fondée, et dont les membres qui cultivent les fleurs sur ce terroir si particulier de Grasse, sont tous liés par une charte de solidarité et de transmission.
Il faut œuvrer vite. Le garde champêtre arrive pour étudier s’il est Il faut œuvrer vite. Le garde-champêtre arrive pour étudier s’il est nécessaire d’effectuer une battue dans le secteur : les porcins sont de plus en plus envahissants dans la région, ils se baladent allégrement la nuit en retournant les terres arrosées pour y dénicher des vers et chargent les chiens sur leur passage. Nous écoutons les instructions : agripper la sommité fleurie de la tubéreuse, la maintenir bien droite, puis détacher ses bourgeons fraîchement ouverts d’un petit coup de poignet sec dirigé vers le bas. Les fleurs, perchées sur leur haute tige, atteignent notre plexus solaire, entre le ventre et le cœur, ce geste ne contraint donc pas ou peu le corps à l’effort. Pas le mien en tout cas, car en cédant, la petite fleur émet comme un bruit de défaillance, clop, clop, clop… Plus sourd, infiniment plus fragile que celui du haricot vert qu’on équeute, plus tendre, touchant. À mesure que la nuit tombe, les chiens aux alentours se mettent à aboyer, ils sentent les sangliers s’approcher. Clop, clop, clop… se dépêcher de récolter !
Ouf, la battue ne commencera pas aujourd’hui, il faut d’abord des preuves filmées et envisager d’autres solutions, décrète le garde-champêtre avant de s’extasier devant l’odeur incroyable qui l’envahit soudain. C’est un puissant narcotique, lui explique Carole en souriant. Les Indiens du Mexique, dont la fleur est originaire, en concoctaient une boisson afin de pouvoir entrer en transe, cette petite fleur neurotoxique peut donc s’avérer bien dangereuse… Oups, cela fait trois quarts d’heure que je renifle à plein nez les centaines d’étoiles blanches qui s’amassent dans mon tablier de lin gris brodé Dior, et que je prends une large inspiration à chaque poignée récoltée… Car je veux m’enivrer, retenir jusqu’à plus soif toutes les facettes, toutes les notes facétieuses de cette fleur espiègle, m’en imprégner, comme les tissus des tabliers dont l’empreinte olfactive de la tubéreuse résiste aux nombreux lavages. Essayer de comprendre l’odeur, la laisser s’infiltrer en moi. Elle est fleurie, fruitée, avec des accents de peau de pêche de vigne, d’abricot et même de poire, de chair de coco. Une impression lactée et crémeuse, comme une mousse de lait d’amande, une texture de ganache corsée d’épices suaves et veloutées, animales. Pourtant, ce n’est pas le nez sur la corolle, avec cette lecture séquentielle et analytique, que je reçois une claque olfactive, une émotion pure. Car enfin, pour tenter de saisir l’entièreté d’une odeur, il faut accepter de ne pas la rechercher. La laisser venir à nous, nous cueillir en somme. Alors c’est là, plantée entre deux champs en pleine heure d’or, que je l’ai finalement perçue et que je me suis laissée enrober… Je pouvais presque la voir, elle se déplace telle une nappe d’air chaude, ocre rosé, elle scintille à hauteur d’homme et passe comme un nuage. Elle est ce que j’ai décrit, et bien plus encore, étirée, diluée dans la chaleur tiède et infinie de l’espace-temps, un chant de sirènes porté par le vent*.
Parfum, râle invisible de la terre, souffle, preuve de vie. Tubéreuse, à l’heure où les insectes se couchent, pour qui délivres-tu ton malicieux poison ?
Si un jour, par hasard, vous percevez le sillage du parfum Do Son de la Maison diptyque, alors peut-être vous approcherez-vous de ce chant de sirènes, grâce à l’œuvre du maestro Fabrice Pellegrin.
Sarah Burri