Analyse d’un marché en effervescence par Michel Gutsatz.
En consultant Google Trends, on constate que la recherche du mot-clé anglais « niche perfumes » (parfums de niche) est en forte augmentation depuis 2011, principalement aux États-Unis, au Royaume-Uni, en Espagne, au Brésil…Mais l’augmentation est significativement plus forte pour les mots-clés « Francis Kurkdjian » (dont la zone d’intérêt s’étend à l’Australie, à Taïwan, aux Émirats Arabes Unis, à la Russie, au Canada et à l’Europe) et « Byredo » (qui concerne également le Nord de l’Europe, l’Afrique du Sud, la Chine et l’Inde). Ce résultat révèle que ce sont les MARQUES elles-mêmes, plus que la catégorie (« parfums de niche »), qui intéressent.
L’explication vient de ce que le terme de « niche »est devenu fourre-tout : au cours de mes recherches sur Internet, j’ai rencontré ce terme appliqué aussi bien à des micro-marques dont personne n’a jamais entendu parler qu’à de grandes marques qui appartiennent aujourd’hui à des groupes cosmétiques ! L’heure est venue de mettre de l’ordre dans cette catégorie… et de se défaire du terme « niche ». Je suggère que nous nous concentrions sur les marques elles-mêmes afin d’essayer de comprendre ce qui les différencie aux yeux des clients.
Depuis que je travaille à la relance de notre marque familiale, Le Jardin Retrouvé, je me documente pour comprendre la façon dont est structurée l’industrie du parfum aujourd’hui et la façon dont les marques se font connaître des consommateurs. Cela m’a amené à distinguer six profils de marques.
Analyse de la parfumerie par Michel Gutsatz (avec la complicité de Caroline Duval[1])
(They Made it : Elles ont réussi ; The Exclusives : les collections exclusives ; Perfumer Brands : les marques de parfumeurs ; Concept Brands : les marques conceptuelles ; Historical Brands : les marques historiques ; Fashion Brands : les marques de la mode)
Profil n°1 : les marques de la mode (que certains appelleront marques de créateurs). Il s’agit de marques telles que Dior, Chanel, Armani ou Tom Ford : issues de la mode, elles se sont par la suite également lancées dans le parfum, vu essentiellement comme une source de revenus (par la marque) et comme un luxe accessible (par le client). On trouvera également ici des marques comme Patou qui ont, elles, délaissé la mode. Par extension, on peut aussi inclure dans cette catégorie toutes les marques de luxe qui appartenaient à l’origine à d’autres secteurs d’activité et qui se sont intéressées au parfum (comme Cartier, Van Cleef & Arpels, Hermès, etc.) : les consommateurs achètent leurs parfums avant tout pour le nom de la marque. En ce qui concerne les tarifs, le prix moyen en Europe pour un flacon d’eau de parfum de 50 ml est compris entre 90 et 105 €.
Comme on peut le constater sur Google Trends, l’intérêt pour les parfums de ces marques haut de gamme/ de luxe est stable dans le temps, contrairement à ce qui se produit pour les autres marques de parfums.
Profil n°2 : les Collections Exclusives des marques de luxe. À une époque où le marché de la parfumerie stagnait, des marques comme Roja Dove, Éditions de Parfums Frédéric Malle, Francis Kurkdjian, Le Labo et Serge Lutens ont ouvert la voie en montrant qu’il existait un marché pour les parfums à plus de 150 € le flacon de 50 ml. Tom Ford fut le premier à pénétrer ce nouveau marché, suivi de Les Exclusifs de Chanel, La Collection Privée Christian Dior, Hermessence, Armani/Privé, etc. Du point de vue des marques, ces nouveaux parfums font partie intégrante de la maison (un parfum Collection Privée Christian Dior est avant tout un parfum Dior) et représentent simplement des lignes de produits supplémentaires haut de gamme.
Les trois profils suivants concernent des marques qui sont issues du monde de la parfumerie : leurs produits d’origine sont des parfums et elles s’attachent à mettre en avant l’art du parfumeur.
Profil n°3 : les marques historiques. Nous avons ici des marques de parfums nées au XVIIe, XVIIIe, XIXeou début du XXesiècle, en France (Caron 1904, Guerlain 1828, Molinard 1849, Oriza Legrand 1720), en Italie (Santa Maria Novella 1612, Acqua di Parma 1916) ou au Royaume-Uni (Penhaligon’s 1870, Clive Christian 1872, Creed 1760, même si d’une certaine façon, Creed étant à l’origine une maison de couture, elle pourrait appartenir au profil n°1). La plupart de ces marques historiques mettent l’accent sur leur histoire, leur patrimoine et leurs traditions, et très rarement sur le parfumeur lui-même et son acte créatif (à l’exception de Creed).
Profil n°4 : les marques de parfumeurs. Dans les années 1970 et 1980, une rupture importante a lieu en France au sein de l’industrie du parfum : de nouvelles marques de parfums sont créées, toutes par ou avec des parfumeurs, toutes soulignant l’importance négligée de la création, toutes mettant en avant leur(s) « nez » maison (et dénonçant l’impact très négatif du marketing sur la création). Appelées à l’origine « troisième parfumerie » ou « parfumerie parallèle », ces marques sont désormais centrées sur le parfumeur-créateur et bien souvent sur leur maîtrise de l’art de la composition. Il en va ainsi de Le Jardin Retrouvé (1975) fondée par Yuri Gutsatz, L’Artisan Parfumeur (1976) fondée par Jean Laporte, Annick Goutal (1984), Nicolai (1989), Jo Malone (1994), Serge Lutens (2000), Éditions de Parfums Frédéric Malle (2000), etc. Soulignons ici le rôle historique de Yuri Gutsatz : dès les années 1960, il promeut l’idée de marques de parfumeurs – une idée qu’il met lui même en œuvre avec Le Jardin Retrouvé… sans toutefois donner son nom à la marque !
Profil n°5 : les marques conceptuelles. La veine créative qui a accompagné l’avènement des marques de parfumeurs a permis l’apparition d’un esprit et de parfums plus audacieux. De nouvelles marques ont ainsi vu le jour, élaborées avec soin par des férus de parfums et des parfumeurs qui les ont imaginées comme de véritables concepts marketing : citons ainsi le pionnier Comptoir Sud Pacifique, dont les parfums explorent le thème du voyage (1974) ; État libre d’Orange (2006), dont les créations s’articulent autour des histoires créées par Étienne de Swardt ; Byredo (2006), qui suit les inspirations de Ben Gorham ; Le Labo (2006), qui se veut un manifeste de l’éthique et de l’artisanat du XXIe siècle ; Escentric Molecules (2006), une marque « anti-parfum » basée sur l’Iso E Super, une molécule d’arôme qui n’existe pas dans la nature ; Atelier Cologne (2011) qui s’inspire de la légendaire Eau de Cologne, etc. L’année 2006 fut sans conteste une année créative pour ce profil –mais uniquement du fait des marques de parfumeurs qui avaient ouvert la voie !
Profil n°6 : « Elles ont réussi ! » Mon sixième profil ne peut être comparé aux cinq autres car il est constitué de marques issues des profils n°3, 4 et 5. Il s’agit des marques de parfums qui ont été acquises par les groupes de cosmétique et de luxe ou par des fonds d’investissements (une fois atteint un chiffre d’affaires annuel d’environ 10 millions d’euros) : ainsi, Jo Malone, Le Labo, By Kilian et Éditions de Parfums Frédéric Malle ont été rachetés par le groupe Estée Lauder ; Guerlain, Maison Francis Kurkdjian et Acqua di Parma par LVMH, ; Annick Goutal par Amore Pacific ; Serge Lutens par Shiseido ; L’Artisan Parfumeur et Penhaligon’s par Puig ; Byredo par Manzanita Capital ; Atelier Cologne par L’Oréal, etc. Ces grands groupes complètent leur portefeuille de marques de créateurs, mais sauront-ils les valoriser ? L’échec de L’Oréal à développer The Body Shop, les années qu’il a fallut à LVMH pour renouer avec les racines de parfumeur de Guerlain sont la preuve des difficultés que rencontrent les groupes de cosmétique et de luxe à faire croître de telles marques.
Comme on peut le constater, le terme de « niche » est très loin de convenir à l’ensemble de la catégorie, car l’industrie du parfum est aujourd’hui devenue très complexe et le storytelling, cet art de la narration employé par les marques de parfums dans leur communication, se fait de plus en plus sophistiqué !
Rétrospectivement, on peut distinguer trois grandes périodes dans l’histoire de la parfumerie :
De la fin du XVIIIe siècle à la Seconde Guerre mondiale, la profession est dominée par les marques de parfumeurs telles que Guerlain, Houbigant, Coty, Penhaligon’s, qui offrent un large éventail de produits parfumés (les savons représentent 50 % de leurs ventes en France au XIXe siècle). Ce sont les marques que j’ai appelées marques historiques.
La période qui suit la Seconde Guerre mondiale voit la prédominance des marques de créateurs, qui considèrent le parfum comme le parfait produit « entrée de gamme » que les clients achèteront. Leur offre se limite désormais aux parfums, dont les ventes sont tirées par l’image de la marque : son nom, son « visage », ses campagnes publicitaires sont mis en avant, au détriment du parfum lui-même.
Depuis le milieu des années 1970, les marques de parfumeurs sont de retour, avec leurs acolytes, les marques conceptuelles. C’est la création des parfums qui sert de moteur aux ventes de ces marques : elles s’adressent à des clients de plus en plus nombreux qui s’éloignent des marques de créateurs, en quête de parfums et de produits parfumés qui satisfassent leurs désirs changeants.
Les marques de parfums ou maisons de parfums correspondent davantage aux évolutions récentes des désirs des clients (bien-être/individualité/savoir-faire/connaissances/production locale, etc.) et les consommateurs en sont parfaitement conscients, délaissant des marques de créateurs au profit d’autres marques de parfums afin d’explorer de nouveaux horizons dans leurs aventures olfactives. Cela signifie que si l’on veut réussir dans cette industrie aujourd’hui, il convient en premier lieu de créer une marque, et c’est là sans doute la chose la plus difficile à réaliser dans le monde des affaires !
Michel Gutsatz enseigne le marketing dans des écoles de commerce en Europe et en Chine. Il est également l’auteur d’ouvrages sur le luxe (Luxe & Retail, le point de vente, lieu d’excellenceet Luxury Talent Management, non traduit en français). Michel Gutsatz est le propriétaire de la marque de parfumeur Le Jardin Retrouvé, fondée par son père en 1975.
[1]Dont j’ai encadré un mémoire sur la Parfumerie de Niche où elle présente une première version d’une telle typologie. Qu’elle en soit remerciée ici !