Les parfums, ce sont les parfumeurs qui en parlent le mieux. A fortiori lorsqu’il s’agit d’une création reconnue unanimement comme un véritable classique intemporel. Premier épisode de notre série : Portrait of a Lady (Éditions Frédéric Malle), signé Dominique Ropion, qui fête ses quinze ans.
Par Lionel Paillès
Le mystère féminin, en ce début de deuxième millénaire, porte le nom d’un roman que Henry James aurait pu écrire : Portrait of a Lady. Ce parfum romanesque est un paradoxe à lui tout seul. Il se tient à équidistance du chic et du tapageur, de la niche et de la parfumerie grand public, de l’Orient et de l’Occident, et bien sûr du féminin et du masculin.
Cette 5e collaboration du parfumeur avec la marque de Frédéric Malle est une sorte d’acmé, d’apothéose créative, la quintessence de tout ce que la parfumerie, qu’elle soit de niche ou d’ailleurs, produit de plus beau. Au départ, il y a une intuition de Frédéric Malle : repartir du fond santal-encens-musc d’un autre de ses parfums : Géranium pour Monsieur. Le parfumeur y greffe un “cœur” de patchouli, grand, généreux, modernisé d’Ambroxan. Vient ensuite l’idée « d’offrir une tête royale parfum » (dixit le parfumeur dans son livre “Aphorismes d’un parfumeur”) en osant la rose dans toute sa majesté et de mélanger l’essence de rose turque, en allant jusqu’à la limite du seuil de méthyl-eugénol autorisé, à une forte dose d’essence rose débarrassée de toute trace de méthyl-eugénol. Cet accord majeur est ensuite serti délicatement d’épices (cannelle, clou de girofle) et de fruits rouges (cassis et framboise) comme des pierres précieuses.
Portrait of a Lady est d’une telle complexité qu’on peut penser que deux parfums ont été superposés à la manière d’un judicieux layering.
Comme toujours chez Dominique Ropion, le parfum est une mécanique de haute précision. Par convention ou par paresse, on parle souvent d’overdose à son propos sous prétexte qu’on a rarement glissé autant de rose et d’essence de patchouli dans une formule. Mais parce que cette composition répond à un équilibre parfait, le mot “overdose” ne convient pas à Portrait of a Lady.
Patrice Revillard parle ainsi d’une « bulle de patchouli » et il a raison. Une forme de lumière et de légèreté s’immisce progressivement dans l’opulence. Portrait of a Lady est un parfum puissant avec un propos esthétique, ce qui fait sa différence avec certaines créations d’aujourd’hui qui n’ont d’horizon que la performance. « D’une certaine manière, ce parfum me fait penser à Kenzo Jungle dans son excès assumé et ce sillage incroyable », ajoute Emilie Coppermann.
Le parfumeur de chez Symrise est intarissable : « Trouver l’harmonie dans autant d’excès, c’est presque un miracle ». La technique est imparable confirme Jean-Claude Ellena : « On n’assiste pas à un empilement de petites notes sans importance. La structure est solide et chaque élément est exactement à sa place ». Le compositeur grassois est admiratif : « ce parfum est à la fois pensé et audacieux, à la fois dans le choix des matières premières et de leurs proportions ». Le parfumeur indépendant Patrice Revillard voit dans ce savoir-faire la signature de Dominique Ropion : « En termes de technicité, je vois Portrait of a Lady comme l’alter ego d’Alien de Mugler » (du même Dominique Ropion). Mais n’allez pas croire que cette démonstration technique tue toute émotion ; « On ressent beaucoup de plaisir dans ce parfum et une immense générosité aussi », ajoute Alexandra Carlin, parfumeur chez IFF. Les notes fruitées n’y sont évidemment pas pour rien même si elles n’expliquent pas tout. Voilà un parfum intransigeant, au luxe insolent, à ne porter que si l’on veut attirer l’attention, mais qui ne vous fera pas virer d’un restaurant, même à New-York. Portrait of a Lady démontre que puissance n’est pas forcément synonyme d’impolitesse olfactive.