Que nous racontent les flacons de parfum figuratifs ?

Par Axelle de Larminat

Ils sont de ceux que vous remarquez en premier dans les rayons de votre parfumerie préférée. « Ils », ce sont les flacons figuratifs, qui s’écartent des archétypes du flacon de parfum et se la jouent façon objet surréaliste, ready-made, ou pop-art. Derrière ces formes qui vous parlent instantanément, il y a des stratégies design, marketing et de vrais défis pour la fabrication. Dans cet article, ces flacons à part se racontent à travers les voix d’un designer, d’une marque et d’un verrier.

Une longue histoire

Les premières références de flacons figuratifs datent du 18ème siècle. « Ces flacons étaient alors en porcelaine, semblables à des statuettes d’animaux, de personnages, d’instruments de musique… Puis, à l’ère de l’industrialisation du verre, cette pratique figurative s’est perdue. Le milieu du 19ème a vu apparaître des bouteilles de parfum d’inspiration pharmaceutique. C’est au 20ème siècle, avec les courants art déco et art nouveau, que sont apparus des flacons différenciants, tel que le flacon buste de la couturière américaine Hattie Carnegie » résume Alnoor, le fondateur de l’agence de design Objets de Convoitises. Alnoor mentionne le modèle de flacon tortue et le modèle nœud papillon des années 30, pour le parfum Coque d’Or chez Guerlain.

Le choc Schiap

L’une des premières à flairer le potentiel du flacon figuratif est Schiapparelli, par ailleurs très liée au mouvement surréaliste. Elle collabore avec des artistes comme Dali et emprunte leurs codes en détournant des objets de leur fonction initiale. Ses parfums se démarquent par leur design à la fois fantasque et mémorisable, en phase avec son univers couture. Schocking en 1937 est un flacon en forme de mannequin de couturière muni d’un mètre-ruban autour du cou et paré d’un bouquet de fleurs. Il préfigure le couple Le Mâle et Classique de Jean Paul Gaultier. Dans le sillage surréaliste de Schiap, on retient : Snuff au flacon pipe qui fait penser à Magritte, Sleeping au flacon bougie assorti d’un étui éteignoir, Succès au flacon de céramique en feuille de lierre conçue par le dessinateur Peynet, Sport au flacon bouteille de champagne utilisée à contre-emploi…

En 1941, Caron crée son parfum Royal Bain de Champagne empruntant cette même forme : un rêve de milliardaire. En 1993, Yves Saint Laurent proposera une réplique du bouchon qui reste hautement signifiante, même si son parfum Champagne a dû finalement être rebaptisé Yvresse.

Des designs qui font date

En 1977, le flacon qui allume le feu est celui d’Opium imaginé par Pierre Dinand qui s’est directement inspiré d’un Inro, une boîte à tabac japonaise. Dinand est aussi à l’origine du flacon signature de la collection de parfums de niche Map of the Heart : un coeur mis à nu, organique, dont l’impact émotionnel est énorme lorsqu’on le serre dans sa main !

Au siècle dernier, les grands designers ont fait des propositions de flacons figuratifs qui perdurent. Joël Desgrippes pour Boucheron avec Jaïpur, le flacon bague / bracelet qui fait immédiatement le lien avec l’univers du joailler.

Jaïpur, Boucheron

Serge Manseau, avec la tige de bambou de Kenzo pour Homme et la feuille d’arbre de Parfum d’Été en harmonie avec l’esprit du couturier. Dans un registre plus baroque, Manseau est aussi l’auteur de l’éphémère flacon coupe de Oh là là pour Azzaro 1993 que l’on associe immédiatement à un contexte festif.

Une façon de se distinguer

Alnoor poursuit : « Après une vague de flacons cubiques et de flacons façon sculpture abstraite, le créateur Mugler relance en 1992 l’intérêt pour ces formes figuratives avec le flacon étoile d’Angel, puis c’est au tour de Jean Paul Gaultier, avec notamment ses bustes couture ».

D’après lui, le flacon figuratif est une bonne façon de se singulariser pour les marques qui ne disposent pas de budget de communication élevé. « C’est alors le flacon qui véhicule la communication. Dans cette configuration, il n’y a alors pas de dissociation entre le discours et l’objet, ils sont reliés par un concept cohérent et racontent la même histoire. Lorsque la marque Davidoff a lancé une eau de type sport baptisée Champion, nous avons joué la carte de l’haltère pour nous différencier par rapport aux parfums déjà établis. » témoigne le designer.

La genèse de Karl Ikonik

Et quelle est la stratégie design derrière la création du flacon de Karl Ikonik ? « Plutôt que de créer un flacon statutaire, que l’on aurait davantage attribué à Karl Lagerfeld en tant que couturier de Chanel, nous avons montré d’autre facettes de Karl qui aimait sortir en club et se mélanger à la foule. Avec Interparfums, nous avons choisi de mettre en avant sa propre personnalité » relate Alnoor. « On reconnait immédiatement Karl à sa silhouette très fashion, ses lunettes opaques, son col haut, son catogan et sa façon de positionner ses mains sur sa ceinture. C’est le seul couturier dont l’allure est immédiatement identifiable et qui peut se prêter à cette forme de flacon ». Un pari gagnant puisque d’emblée, avant même la campagne de communication, le flacon se vend très bien.

Karl Ikonik@Interparfums

La part de rêve derrière le flacon-objet

Le groupe Puig se distingue par les flacons inoubliables des franchises Carolina Herrera, Jean Paul Gaultier, Rabanne ou Nina Ricci. Derrière ces formes parlantes, la stratégie marketing est basée sur les codes fondamentaux du luxe : faire rêver le client. Un flacon figuratif, c’est finalement ce qui reste en main et ce que l’on voit chez soi. Ces flacons apportent matériellement la sensation de posséder une partie du rêve. Le groupe a donc joué cette carte dès 2009 en lançant le flacon lingot d’or One Million (tout un symbole en pleine crise économique !) qui a fonctionné au-delà de toutes les espérances. Depuis, son succès ne s’est pas démenti.

Le storytelling lié au flacon et la qualité de sa réalisation sont indissociables. La façon de mettre en œuvre un design est capitale afin de rester dans l’univers du luxe. Pour ceux à qui l’on confie ce rêve, le défi est de parvenir à le transformer en flacon, tel le flacon coquille Saint-Jacques Vénus de Nina Ricci. Le rêve de cette beauté mythique prend naissance sous vos yeux dans ce flacon narratif parfaitement exécuté, qui renvoie au célèbre tableau de Botticelli.

Des codes et des histoires

Plusieurs flacons pommes font référence aux récits biblique et à son fruit tentateur, ou encore au conte de fée de Blanche-Neige. Ainsi, Fille d’Ève (1952) puis Nina de Nina Ricci, Le parfum de Lolita Lempicka et Poison de Dior cristallisent des mondes fantasmagoriques et concentrent des pouvoirs au creux de votre main.

Dans les codes du pop-art, Yes I am de Cacharel se présente comme un tube de rouge à lèvre agrandi et joue sur une gestuelle acquise. Il sous-entend : tout comme votre nuance de rouge, votre parfum signe votre allure. À l’époque de sa sortie c’est le flacon instagrammable par excellence, en phase avec les habitudes de sa jeune cible.

Avec son flacon spray nettoyant complètement dissonant, Fresh Couture de Moschino, provoque une réaction à la façon de Marcel Duchamp qui détourne en son temps des objets incongrus qu’il expose comme des ready-made au musée. Sans ambiguïté, le flacon Bonbon de Viktor & Rolf affiche la couleur de sa fragrance gourmande. Only The Brave, avec son flacon coup de poing se positionne comme un attribut musclé du courage.

Kilian Paris rappelle sa filiation avec la dynastie Hennessy par des flacons carafes très luxueux et présente la collection The Liquors dans des verres à spiritueux grandeur nature. Et avec le flacon goutte collector, Chanel fait revivre la déclaration de Marylin Monroe, qui ne portait que quelques gouttes du N°5 pour dormir. Symboliques, désirables, affectifs, mémorisables : les flacons objets ont tous leur raison d’être !

De la maquette à la grande série

Ils vous séduisent en quelques secondes mais demandent souvent toute une année de développement. « Sur un flacon figuratif comme Vénus ou Phantom, il y a tout un travail d’avant-projet que l’on n’a pas forcément sur un projet plus classique. Il se fait en amont avec les clients ou les cabinets de design pour aménager certaines zones du flacon et le rendre industrialisable » indique Guillaume Lambart, responsable du Bureau d’Étude chez Pochet du Courval. « La réflexion sur la faisabilité est vraiment la première étape et nous disposons d’un outil en interne, Morphoz, qui analyse les contraintes de faisabilité, simule la répartition du verre et donne un rendu réaliste de ce type de flacon » ajoute Mélina Weinmann, directrice Marketing et Innovation du groupe Pochet.

Elle précise : « Plus le client nous montre tôt une maquette, plus nous sommes en co-création avec lui. Il faut que le flacon reste dans l’esprit initial du marketing, mais fabricable, avec le niveau de qualité attendu et qu’il soit aussi développable à grande échelle. Par exemple, le groupe Pochet produit le flacon Phantom de Rabanne à plusieurs millions d’exemplaires ». La fabrication se fait en deux temps. Un moule ébaucheur est nécessaire pour élaborer une préforme, qui est déterminante pour la répartition du poids de verre, puis cette ébauche est transférée dans un moule finisseur où l’on souffle de l’air une seconde fois et obtenir les détails de la forme.

Phanom, Rabanne

Haute-technicité requise

Pour le couple Phantom et Fame, les solutions pour optimiser la fabrication sont apparues progressivement au cours du développement et des échanges. « À l’origine, le marketing de Rabanne a proposé de faire un habillage en métal qui viendrait se plaquer sur le flacon de verre. Après différents allers- retours avec la marque, le modèle à évolué vers un flacon tout en verre. Les pampilles ont donc été réalisées directement dans le moule puis ont été métallisées en doré et argenté » détaille Mélina Weinmann.

Fame, Rabanne

Qu’en est-il du vertigineux escarpin Good Girl de Carolina Herrera, dont le groupe Pochet a assuré dès le début la fabrication ? Il s’avère que le plus grand défi pour ce flacon n’était pas tant l’équilibre, car il est assuré par un effet trépied, mais plutôt le décalage entre le col du flacon et sa base, la semelle. Autre point crucial : la qualité de la peau de verre, qui doit rester bien brillante et totalement exempte de défaut. « Cette forme est complexe et n’est pas une forme naturelle de flacon. Dix ans après, nous sommes toujours en train d’améliorer ce modèle à chaque nouvelle production » confie le directeur du Bureau d’Étude.

L’autre bonne raison d’en venir au figuratif

Ces flacons iconiques amènent les équipes (bureau d’étude, développement, production, moulistes…) à innover et sont très stimulantes, même si elles requièrent plus du temps que des modèles classiques.

« Je constate que ces formes sont une bonne façon de répondre aux demandes d’allègement des verres, suite aux nouvelles réglementations RSE. Contrairement aux flacons rectangulaires qui tentent de se démarquer et à affirmer leur coté luxe par leur poids de verre, les flacons figuratifs affichent leur propre personnalité et peuvent s’alléger » analyse la directrice Marketing et Développement.

Une autre bonne raison pour aimer le figuratif ?

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