Superstars du moment, les bois ambrés symbolisent une époque où la parfumerie est sommée de s’affirmer et de parler haut et fort.
Par Lionel Paillès
Ces notes signent la parfumerie d’aujourd’hui sans même qu’on connaisse leur nom ; il faut dire que leur nom justement n’a rien pour faire fantasmer : Amber Xtrem, Cedramber, Trimofix, Z11, Ambrocenide ou encore Ambertonic. En dépit de ces patronymes à coucher dehors, rarement revendiqués par les marques (et on le comprend), ces molécules ont envahi la parfumerie, qu’elle soit de niche ou mainstream, essentiellement masculine pour le moment, même si les choses sont en train de changer du côté des jus féminins. Elles sont au cœur de la signature de Baccarat Rouge 540 de Maison Francis Kurkdjian autant que de Sauvage de Dior. Elles incarnent carrément l’identité de toute une marque comme Paco Rabanne depuis Black XS (2005) jusqu’à Invictus Platinum (2022) ou One Million Golden Oud (2023). Non contentes de rester longtemps sur la peau, ces molécules substantives s’accrochent aux fibres du linge. C’est la raison pour laquelle la parfumerie fonctionnelle a elle aussi succombé à leurs charmes outranciers.
Si l’on veut se convaincre de l’omniprésence des bois ambrés, il n’y a qu’à se promener cinq minutes dans les galeries de l’aéroport de Dubaï ou même sur le trottoir de l’avenue des Champs-Elysées côté impair : partout, cette odeur boisée sèche caractéristique du Z11, corps de synthèse développé par DSM-Firmenich qui se caractérise par sa note étrange de bois doré. Certains observateurs expliquent que l’épidémie de Covid a certainement facilité leur prise de pouvoir. Au prétexte qu’une partie de la population aurait été privée d’odorat, les marques auraient poussé les décibels avec les bois ambrés.
Sorte d’antithèse de la nature, les bois ambrés traduisent une parfumerie pas seulement plus contemporaine mais aussi plus urbaine. Ces notes apportent à n’importe quel parfum une forme de sensualité, de richesse ainsi que ce qu’on pourrait appeler la radiance. Outre une tenue sur la peau sans pareil et un volume olfactif inégalé, ces molécules ont en commun quelque chose qui en ont fait l’atout N°1 de l’industrie du parfum : « Elles ont des seuils de détection très bas », précise François-Raphaël Balestra, principal parfumeur et directeur de la découverte de nouveaux ingrédients chez DSM-Firmenich. En d’autres termes : pas besoin d’en mettre beaucoup que leur performance soit remarquable et remarquée. En peu de temps, leur usage s’est transformé. Outil purement technique destiné à augmenter la tenue du parfum il y a dix ans, ces molécules sont aujourd’hui plébiscités aussi pour leur valeur hédonique. Du coup, le parfumeur a décidé de les rendre parfaitement reconnaissables, identifiables, mettant en avant leur caractère électrique.
A l’image des “muscs blancs”, la grande famille des bois ambrés est on ne peut plus hétéroclite. Qu’y a t-il de commun en effet entre l’ambrox et l’orcanox pleins de rondeur et de douceur et l’ambrocénide cristal® à l’effet vif et nerveux ? Pas grand-chose à vrai dire. Le premier est ambré et peu boisé quand le second est un vrai bois qui serait doté de super pouvoirs.
Preuve que ces molécules miraculeuses sont installées durablement dans le paysage parfumistique, les sociétés de composition développent de plus en plus des versions obtenues par voie biotechnologique à partir du sucre notamment. C’est le cas par exemple du Z11 HD chez DSM-Firmenich. Partout dans le monde, ces molécules ont su se rendre indispensables. « Au Moyen-Orient ces notes-là sont combinées presque systématiquement à l’essence de oud. Du coup, quand on pense sentir du oud, on sent les boisés-ambrés », analyse François Raphaël Balestra. Pour d’autres marques moins fortunées, ces notes de synthèse ont carrément remplacé purement et simplement le bois précieux du Bangladesh. « Les notes boisées-ambrées sont le marqueur de la parfumerie des années 2020 comme l’éthyl maltol et la calone ont pu l’être dans les décennies précédentes », ajoute Maurice Roucel, parfumeur chez Symrise et amateur gourmand de ces molécules futuristes.
Z11, par DSM-Firmenich Bois Uncut Gem, Maurice Roucel – Frédéric Malle
Même les maisons longtemps réfractaires à ce genre de notes sacrifient à ce nouveau dieu de la parfumerie jusqu’à parfois décontenancer leurs clients. C’est une chose de voir dans ces molécules le style d’une époque ; c’en est une autre d’en faire un gimmick qui pourrait virer à la facilité. L’erreur serait de vouloir faire croire que plus un parfum tient sur la peau et plus il est qualitatif. Autrement dit, plus il contient de bois ambrés et plus il est créatif. Ne serait-il pas temps d’expliquer aux jeunes consommateurs que la tenue et le sillage ne sont certainement pas des valeurs hédoniques ? Le parfumeur Jean-Claude Ellena va encore plus loin en expliquant que ces molécules utilisées à haute dose et dans n’importe quel contexte sont le symptôme d’une « parfumerie purement performative qui a perdu le sens de la nuance ». Qu’on les aime ou qu’ils nous insupportent, il faut reconnaître que ces bois ambrés ont changé la face de la parfumerie comme peut-être aucun autre corps de synthèse depuis les muscs.