Par Axelle de Larminat
Actuellement, le terme « matrimoine » incite à relire différemment le passé. Quel a été le rôle des femmes dans la filière parfum ? C’était l’axe choisi lors de Journées européennes du patrimoine 2023 dans le cadre de l’ouverture au public des anciennes manufactures de la maison LT Piver à Aubervilliers.
Une histoire déroulée par Jessica Mignot, rédactrice en chef des sites Nez et Auparfum, Nelly Chenelat, présidente de LT Piver et Io Burgard, plasticienne en résidence chez POUSH, lors d’une rencontre animée par Antoine Furio, chargé de mission patrimoine pour le département Seine-Saint-Denis.
Un contexte historique et sociologique
Prêtres officiant dans les temples, parfumeurs et gantiers, apothicaires ou marchands… Le parfum a longtemps été l’apanage des hommes. Il en est ainsi pour les grands noms associés à cette industrie. « On retient ceux d’Ernest Beaux, d’Edmond Roudnitska ou de François Coty… » rappelle d’emblée Jessica Mignot. Même si Germaine Cellier au XXème s’illustre dans la création de parfums modernes, tels que Vent Vert de Balmain ou Fracas de Piguet, force est de constater que son nom n’est guère présent dans les mémoires.
Être parfumeur s’avère un métier d’homme. En fait, le titre de « parfumeur » est aujourd’hui encore préféré par certaines femmes parfumeurs car son pendant féminin « parfumeuse » possède une connotation dévalorisante : vendeuse, voire femme aux mœurs légères comme elles étaient ainsi désignées au 17e siècle. Aujourd’hui encore, aux côtés du parfumeur créateur, la profession d’évaluatrice, essentiellement féminisée, joue un rôle essentiel aux mais reste dans l’ombre.
Jessica Mignot poursuit un état des lieux implacable. Avant la création d’école de parfumerie, les parcours traditionnels passent par l’apprentissage ou la transmission d’une affaire de père en fils, excluant les femmes de ce métier. Or, c’est seulement en 1965 que la législation a donné aux femmes le droit de gérer par elles-mêmes leurs affaires. Alors que pour tous, l’entreprenariat s’avère une bonne option pour contourner ces passages obligés et se faire reconnaître dans la profession.
Un sens inné de la délicatesse
« Les femmes sont longtemps cantonnées aux rôles secondaires de petites mains, même si on leur reconnaît des qualités particulières innées. » expose Jessica Mignot. Leur délicatesse du geste est précieuse pour accomplir la collecte des fleurs à parfum (rose ou jasmin à Grasse). Leur minutie est adaptée au conditionnement des fragrances ou au baudruchage des flacons, à travers le métier de « dame de table ». Leur odorat est supposé sensible. La société LT Piver exploite cette qualité comme le montre une photographie de l’Atelier des Essences, où elles réalisent alors des assemblages.
En revanche leurs salaires sont moindres et leurs perspectives de carrière stagnent, faute aussi de formation. Quelques exceptions parviennent à échapper à ce destin et se faire reconnaître.
L’émergence de figures féminines
Après son veuvage, Charlotte Jeanne Marie née de Villers la Faye, fait preuve d’une initiative remarquée en plantant sur les terres de Seillans des fleurs qui vont alimenter sa propre usine de transformation en essence. Cette exploitation perdurera jusqu’en 2007.
Femme de science, Marie-Thérèse de Laire compose une base de parfum appelée « mousse de Saxe » dont l’usage va se répandre. Le nom, qu’elle partage avec son époux Edgar, reste encore associé aujourd’hui aux Bases de Laire.
Thérèse Roudnitska, épouse d’Edmond et ingénieur chimiste, aurait discrètement composé le parfum Moustache pour Rochas, attribué à son époux, selon Maïté Turonnet, journaliste spécialiste du parfum et auteur du récent livre Pot-pourri.
Joséphine Catapano, née en 1919 compose sous son propre nom deux parfums célèbres Youth Dew, d’Estée Lauder et Fidji de Guy Laroche et est reconnue en tant que parfumeur créateur. Elle ouvre la voie à Sonia Grojsman…
Enfin, si la parité commence à être la norme au sein des maisons de composition actuellement, l’entreprenariat est une voie royale choisie par différentes femmes parfumeurs pour exprimer toutes les facettes de leur talents : Monique Schlienger, Annick Goutal, Patricia de Nicolaï, Chantal Roos…
Lire entre les lignes
Nombre d’archives visuelles montrent la segmentation des rôles homme / femmes au sein des usines LT Piver. Or les correspondances écrites révèlent des convictions spécifiques aux femmes, indique Nelly Chenelat, qui dirige actuellement la société LT Piver qu’elle a acquise tout récemment, en même temps que son riche patrimoine.
Vue par les hommes, la mission de la société est axée sur l’extension de l’usage du parfum. LT Piver veut « parfumer le monde » en commercialisant des fragrances à travers tout le globe et en répandant la culture du « sentir bon » grâce à toutes sortes de produits parfumés.
Les écrits des femmes de la maison au siècle dernier témoignent d’autres préoccupations, plutôt en avance sur leur temps. « L’éthique dans la fabrication, la traçabilité des produits, la vigilance par rapport aux matières premières ou la maîtrise de toute la chaîne de valeur caractérisent cette vision féminine. » analyse Nelly Chenelat, qui insiste sur l’apport de cette vision féminine.
Une touche artistique
En tant qu’artiste en résidence chez Poush, et établie actuellement dans les anciennes usines de LT Piver, Io Burgard a participé au débat. Elle décrit son travail de sculpture autour des humeurs du corps ainsi que sa collaboration avec le studio Flair, fondée par le tandem féminin Amélie Bourgeois et Anne-Sophie Behagel. « Avec cette dimension olfactive, mes sculptures existent davantage dans l’espace. » explique l’artiste. Souhaitons à tous les talents féminins du parfum d’exister pleinement.