« J’essaie d’éclairer la vie des gens grâce au parfum  » : rencontre avec Mathilde Laurent de Cartier

Pouvoir émotionnel des odeurs, créativité, importance de la synthèse… Mathilde Laurent nous parle avec une grande sensibilité de sa vision du parfum aujourd’hui.

Mise en beauté Anthony Watson.

Mathilde Laurent, pouvez-vous nous parler d’Inspire ? Comment est né ce projet de podcast olfactif ?

C’est un podcast, mais l’idée qu’il faut retenir et qui encapsule tout, c’est vraiment le live olfactif. Ce que nous souhaitions, c’est permettre à tout un chacun de s’entretenir avec un parfumeur en direct, de sentir le parfum avec lui en même temps. De la même manière qu’on aurait envie de déguster un vin en compagnie d’un œnologue ou de voir une œuvre d’art avec son créateur. Inspire, ce n’est pas juste donner la parole au parfumeur, ce qui est déjà bien car le public a rarement l’occasion de rencontrer des parfumeurs, mais ici la synchronisation est parfaite. On vaporise le parfum sur la mouillette en même temps, avec d’ailleurs des mouillettes sur mesure pour l’occasion. Tout cela a un coût bien sûr, avec un échantillonnage en amont, mais le retour de la part des participants est très encourageant. J’ai reçu des messages très touchants, notamment de personnes qui avaient perdu l’odorat pendant le Covid.

Est-ce le Covid qui a déclenché, le fait que l’on parle aujourd’hui davantage de l’odorat ?

Ce n’est pas le Covid qui a motivé la création d’Inspire mais il est certain qu’il y a une plus grande prise de conscience de l’olfaction aujourd’hui, de son importance. De ce que cela entraîne quand on perd l’odorat. Ne plus sentir c’est perdre ses repères. Après, il y a un changement plus global ces dernières années : on commence à comprendre le pouvoir du parfum. Son pouvoir émotionnel, au-delà du conscient. Les odeurs ont la capacité de nous émouvoir. Comme disait Süskind dans le roman Le parfum : « Qui maîtrise les odeurs, maîtrise le cœur des hommes ». Le parfum a un pouvoir profond, indicible, inconscient ou préconscient.

Vous-même, votre première rencontre avec le parfum, a-t-elle quelque chose de très fort, d’inconscient ?

Oui, je l’ai compris ces dernières années grâce à deux interviews qui m’ont permis de redécouvrir des souvenirs olfactifs enfouis. Si j’essaie de me remémorer mon premier souvenir olfactif, je dirais Femme de Rochas. Pour moi c’est un parfum mythique, c’est un parfum qu’a porté ma mère mais qu’en fait je n’ai jamais senti sur elle. J’ai découvert cela quand je créais La Panthère. Je voulais représenter ce mythe de notre maison, m’inspirer de l’animal mais aussi de Jeanne Toussaint, qui est à l’origine de cet emblème chez Cartier. Quand j’ai pensé à Jeanne Toussaint, qui a vécu dans les années folles, qui était une amie de Coco Chanel, j’ai pensé que cette femme ne pouvait porter qu’un chypre. Un chypre avec des notes animales, ça a été mon idée pour La Panthère. J’ai pensé à Mitsouko et à Femme de Rochas, mais dans Mitsouko il y a un côté plus ludique, plus exotique, alors que Femme, c’est presque une exhalaison de soi-même. Quand j’aix commencé à travailler sur La Panthère, ma mère est tombée malade et elle est décédée au lancement du parfum.

En fait, cette idée de créer un chypre était-elle un hommage à votre mère ?

Ma mère portait peu de parfum. À la fin de sa vie elle portait Le Baiser du Dragon, un parfum très boisé, presque un chypre. Mais à la suite de ces interviews où on m’a interrogée sur le parfum de ma mère, j’ai retrouvé des photos d’elle avec des flacons de Femme de Rochas. Et c’est là que j’ai compris qu’elle portait ce parfum, avant ma naissance, peut-être dans les premiers mois de ma vie, même si je n’en avais aucun souvenir. En réalité, ma première rencontre avec le parfum est sans doute totalement inconsciente. 



La Panthère, L’Envol et L’Heure Convoitée

Vous êtes parfumeur Maison de Cartier depuis 2005. Comment naissent les parfums que vous créez ? Comment a lieu l’échange créatif entre vous et les équipes ?

Ma façon de créer, c’est d’apporter des idées qui peuvent être des intuitions très fulgurantes, parfois même viscérales, qui peuvent tomber de manière fracassante… Et ensuite ces idées sont confrontées, et ce que j’adore dans cette Maison, c’est que grâce à mes interlocuteurs, il y a une bonification, une mise en abyme de l’idée. Au final cela me permet de créer d’une manière encore plus percutante, plus noble. La remise en question, et la réflexion donnent un résultat encore plus fort. Si on revient à l’idée initiale que j’avais pour Inspire, le travail d’échange nous a permis de créer quelque chose d’encore plus touchant.

Quelles sont vos odeurs préférées ? Avez-vous des ingrédients fétiches dans votre travail ?

J’aurais pu vous parler du patchouli, de l’iris, de certaines notes vertes comme j’ai pu le faire lors d’interviews par le passé, mais en réalité je n’ai pas d’ingrédient de prédilection. Ce sont ceux que je travaille au moment de la création qui m’inspirent. Je n’ai pas de petits assemblages que je réutilise, comme une signature olfactive. En fait, je m’investis à fond dans la recherche d’ingrédients, je teste des molécules que je ne connais pas. Si je cherche à créer une rose ou un parfum aqueux, je vais chercher les molécules qui peuvent l’évoquer et que je n’ai pas encore utilisées. Pour L’Envol par exemple, j’avais découvert une molécule miellée extraordinaire qui m’a permis de concevoir le parfum tel que je le souhaitais.

Vous parlez de molécules, c’est intéressant. Vous prenez souvent la parole sur le travail du parfumeur et quand vous parlez des ingrédients, vous rappelez l’importance de la synthèse. Est-ce un point fondamental pour vous ?

Oui, dans le discours, je pense que c’est très important. Quand on utilise des molécules de synthèse, il faut le dire. Les nouvelles générations de clients sont en attente de transparence, de compréhension du travail des marques et des créateurs. Il existe de nombreux domaines où on n’a pas peur des molécules, où elles sont  synonyme d’innovation. J’aime les ingrédients naturels mais en réalité, on est en permanence dans un travail de confrontation entre la nature et l’utilisation de la nature par l’homme. On peut créer un bouquet de fleurs, mais on ne peut pas recréer l’odeur de ce bouquet sans la synthèse.

Il y a également une contradiction inhérente dans l’idée même d’utiliser la nature : elle n’est pas un puits sans fond, respecter la nature, ce n’est pas l’épuiser. Imaginons que toutes les marques ne créent que des parfums 100% naturels, il n’y aurait plus de ressources. Je préfère une parfumerie raisonnée avec des naturels qu’on utilise peut-être en moindre quantité, mais qui soient produits de manière plus vertueuse, qui respectent la nature. Le naturel, ça peut être très beau mais se dire « J’utilise un parfum 100 % naturel parce que cela fait du bien à la nature », c’est une idée simpliste.

Concernant la tendance gourmande en parfumerie, on note un reflux depuis quelque temps. Ce n’est pas pour vous déplaire, j’imagine ?

C’est très bien que la tendance évolue, mais je ne peux pas dire pour autant que je n’aime pas les notes gourmandes. Je ne serai pas le pourfendeur de la gourmandise en parfumerie ! Le Feu d’Issey, créé il y a une vingtaine d’années, est à mon sens une utilisation extrêmement intéressante des notes gourmandes dans un parfum. Idem pour Angel, très créatif quand il est sorti. Mais il est vrai que ces derniers temps, la tendance gourmande est devenue écrasante. Lorsque le gourmand est associé au fruit, je pense que c’est moins intéressant, moins créatif.

Les femmes, et les hommes aussi d’ailleurs, ont le droit d’aimer les parfums gourmands, mais là, on avait l’impression d’être transformés en fruits confits ! Je trouve que cette uniformisation, cet enfermement dans l’idée de femme bonbon, sont un peu tristes. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles les gens se sont tournés vers la parfumerie de niche, où l’offre olfactive est beaucoup plus variée.


Inspire… by Cartier, podcast disponible sur Spotify

Aujourd’hui, un nombre croissant de parfums s’affranchit de la question du genre. Qu’est-ce que cela vous inspire ?

Nous-mêmes chez Cartier, nous proposons des parfums pour femmes, pour hommes et des parfums sans genre. J’ai créé des parfums floraux ou boisés qui sont mixtes. Les parfums mixtes existent depuis longtemps, mais avant, on restait dans un registre hespéridé, comme les eaux de Cologne de Guerlain ou l’Eau d’orange verte d’Hermès. Aujourd’hui, le registre olfactif est vraiment très varié.

Quand j’ai créé L’Heure Convoitée par exemple, j’avais l’idée de faire un œillet au masculin, ce qui peut surprendre, car l’œillet en parfumerie est souvent perçu comme très féminin. Mais en réalité, c’est une fleur que les hommes portaient à la boutonnière, donc l’idée a du sens.

Aujourd’hui le marché évolue mais c’est important de voir qu’il y a aussi une évolution sociale de la question du genre. Je suis d’ailleurs étonnée par ce que la parfumerie véhicule comme images des femmes et des hommes, alors que la question de l’identité sexuelle est très mouvante dans notre société aujourd’hui. Certains lancements de parfums nous montrent une caricature des sexes. Peut-être que le secteur du parfum est plus conservateur que la société mais on pourrait imaginer de proposer les parfums autrement.

En points de vente par exemple, plutôt que de mettre les masculins d’un côté et les féminins de l’autre, on pourrait ranger les parfums par thèmes (floraux, boisés…) et donner des conseils aux clients qui choisiraient en fonction de leurs préférences olfactives.

Pour conclure, Mathilde Laurent, quel est votre luxe à vous ?

Le vrai luxe, c’est le temps. Aujourd’hui, je serais tentée de rajouter aussi au regard de ce que nous avons tous vécu en 2020 : la santé, mais c’est important que cela ne devienne pas un luxe. Il faut bien réfléchir à ce qui est un luxe et ce qui ne devrait pas le devenir.

Pour moi, ce qui est très important également, c’est la lumière et l’immensité, la contemplation, la clairvoyance qui en découlent. Cela peut sembler philosophique, mais cette élévation, cette prise de hauteur, c’est très important, c’est fondamental dans la création, dans l’Art.

Un supplément d’âme que j’essaie d’apporter via mon travail : offrir de la lumière par l’olfaction. Eclairer une journée, une humeur, éclairer la vie des gens grâce au parfum.

https://www.cartier.fr/

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