Par Marie-Bénédicte Gauthier
L’homme de flair a su faire bouger les lignes dans l’univers du parfum. Tout en retenue mais du genre passionné, Philippe Bénacin a le goût de la musique, des guitares, de l’art, des amis et des belles histoires à raconter avec générosité.
Avec Jean Madar, vous avez monté Interparfums en 1982. Une association de 41 ans, avec le succès que l’on connait.
Un succès oui, mais un succès lent, et loin d’être immédiat sur les dix premières années, comme souvent pour une société qui se lance.
A la création d’Interparfums, avec Jean Madar, mon associé, nous sortions de l’ESSEC. Nous étions plus ou moins à la recherche d’un business et nous sommes lancés d’abord sur une affaire d’études de marché. Nous en avions réalisé une pour une société qui s’appelait Ray Marjorie, qui faisait du prêt à porter et voulait lancer son parfum.
Cela nous a séduits et nous a donné envie de nous lancer nous-mêmes dans cet univers.
Tout cela sans argent et surtout sans expérience…N’avoir ni l’un ni l’autre n’a évidemment pas accéléré notre réussite mais nous nous sommes appuyés sur une méthode efficace : rencontrer tous les protagonistes de la parfumerie pour bien en saisir les enjeux.
Quel était votre rapport aux odeurs, aux parfums ?
Étrangement j’y étais étranger. J’aimais la musique, j’avais une oreille plutôt qu’un nez, sans affinité olfactive particulière. Je me souviens de Gérard Delcour m’offrant mon premier parfum : Oscar de la Renta pour Hommes, un joli cuir. Je trouvais que ça sentait bon, oui, mais à l’époque je n’aurai pas su l’expliquer. J’ai appris au gré des rencontres et du temps à comprendre ces partitions, leurs univers, ce qui faisait qu’un parfum pouvait être désirable avec une vraie identité.
Le business model a fonctionné avec les licences ?
Au départ on vendait surtout des produits de masse sur des marchés tels que l’Amérique du Sud ou le Moyen-Orient. On a vite cherché une autre opportunité de croissance. L’innovation passe par l’observation, alors on a scruté le marché des Dior, Chanel, YSL avant de chercher des licences pour des marques ayant une réelle histoire et une véritable identité.
C’est ainsi que nous avons signé la première licence avec Régine mais le véritable virage intervient en 93 avec la signature du contrat Burberry qui a fait rentrer Interparfums dans l’univers du luxe, même si Burberry n’avait pas à l’époque le même succès qu’aujourd’hui. Ont suivi d’autres signatures telles que Céline, Lacroix, Dupont, Boucheron, Van Cleef, Montblanc, Jimmy Choo… et les rachats de Lanvin et Rochas.
Depuis ce virage sur le marché de la parfumerie sélective, notre stratégie est de s’appuyer sur la désirabilité de nos marques et transposer leur histoire dans l’univers de la parfumerie.
Dès lors, le travail avec les marques a beaucoup évolué ?
Oui, il s’est établi une véritable conversation entre eux et nous avec des équipes dédiées. On leur propose une vision à 360 ° sur le jus, la couleur, le packaging, la communication sous toutes ses formes afin de toucher au mieux le plus de consommateurs possibles. Les prises de décisions sont faites en équipe, je crois beaucoup à cette manière de travailler, et d’associer les talents. On dessine l’avenir avec un fil conducteur allant de A à Z avant de rentrer dans le processus de fabrication. Cette vision globale et cette approche sont ce qui fait notre différence, notre force.
Quel lien entretenez-vous avec les parfumeurs ?
C’est un métier d’excellence avec des personnalités fortes comme Michel Almayrac, Anne Flippo, Antoine Maisondieu ou Bruno Jovanovic, très impliquées qui possèdent des signatures uniques. Nous travaillons d’abord sur un brief avec les maisons de composition et recevons parfois jusqu’à une cinquantaine de soumissions. La décision finale est prise en équipe, sauf s’il y n’y a pas consensus entre deux ou trois jus. Dans ce cas, je tranche mais c’est assez rare. Lorsque le choix est validé, il peut nous arriver de faire encore quelques ajustements afin d’arriver au plus près de ce qui nous semble être le meilleur jus pour chaque ligne.
Et si on sentait 2023 ? Quelle est la tendance olfactive ?
Difficile à dire. Un jus Coach ne ressemble pas à un jus Moncler ou Rochas pour la bonne raison que les marques ne racontent pas la même histoire. Un parfum Jimmy Choo ne peut pas évoquer autre chose que ce qui constitue les codes de cette maison! Sur Montblanc par exemple nous avons lancé Signature en prenant en référence les femmes qui ont marqué l’histoire, comme Simone Veil par exemple. Ce jus floral musqué et attractif s’exprime sur la peau avec discrétion, et subtilité. C’est cette cohérence qui fait son succès et ceci avec très peu de communication.
Wild Rose, Coach Explorer, Montblanc I Want Choo, Jimmy Choo
Vous réalisez un chiffre d’affaire exceptionnel dans une industrie qu’on disait en difficulté …
Le covid a rebattu les cartes et a donné à l’olfactif plus d’importance qu’il n’en avait. Et le déconfinement a eu un effet inattendu, surtout aux États-Unis où nous avons notre principale filiale, avec un marché qui a augmenté d’un milliard et demi ! Les consommateurs ont du pouvoir d’achat supplémentaire, et au lieu d’acheter un parfum ils ont tendance à en acheter deux et qui plus est, en grands formats ! En 2021 on a fait 25 % en plus qu’en 2019 et en 2022 à nouveau 25 % supplémentaires sur 2021. Une tendance qui profite bien sûr à toute la profession.
On parle beaucoup de votre flair, de votre intuition, de la manière dont vous créez des « tubes olfactifs ». Vous imaginez avoir votre propre marque de niche ?
C’est drôle on me pose souvent la question. Mais il faudrait trouver un nom, investir un nouveau territoire. C’est sûr qu’avec notre expertise distribution et industrielle, nous pourrions facilement le faire … Mais pour le moment, on se concentre sur nos marques
Vous venez d’acquérir la licence pour les parfums Lacoste. Quand on vous dit « Lacoste », vous répondez ?
Multigénérationnel, sportwear et luxe. Et tout le monde pense bien sûr au fameux crocodile ! Logo en grec veut dire discours, celui-là a son langage, c’est une œuvre d’art à part entière, une puissance d’attraction, comme la pomme de Apple ou la virgule de Nike. Lacoste parle à tous les âges, toutes les populations, sans exception ! C’est un dossier que nous avions déjà regardé il y a quelques années. Nous nous sommes reparlés en juillet car ils avaient une porte de sortie avec Coty. L.12.12 marche très bien, Lacoste pour Homme aussi, on va garder les leaders et recréer des choses autour sur un mode collaboratif. A nous de savoir décliner son histoire dans un parfum, d’autant plus qu’après Louise Trotter, un ou une nouvelle styliste va reprendre le flambeau de la mode. C’est un moment clé.
En termes de RSE, jusqu’où peut-on aller ?
Chez Interparfums tout le monde est très concerné par la RSE. La parfumerie s’inscrit dans une démarche plus responsable que ce soit par l’upcycling, les extractions vertueuses ou l’éthanol obtenu par biotechnologie. C’est une question d’éthique mais pas seulement. Cela a du sens au niveau commercial, les consommateurs exigeant de plus en plus de transparence des marques. Avec Rochas nous sommes déjà allés très loin, puisque s’agissant d’une marque qui nous appartient en propre, on avait toute la latitude, la liberté de décision. Mais il faut que les choses puissent se faire. On sait travailler la qualité de plastique, le verre recyclé, les encres, les emballages, seules les pompes sont encore complexes. En revanche ça ne peut pas être le seul axe de création. Et cela doit être compatible avec une véritable orientation artistique. Stella Mc Cartney en est un exemple magnifique. Avant tout le monde elle a eu un parti pris fort mais sans jamais oublier la dimension artistique.
Comment voyez-vous le rôle de la Fragrance Foundation en France ?
Elle a un rôle dans la promotion des savoir-faire des filières du parfum, elle en a certainement un autre à jouer dans la promotion du parfum en lui-même. Il faut savoir que 60 à 70 % des femmes n’entrent pas en distribution sélective : des sujets de pouvoir d’achat et de confusion face à une offre très large. L’autre jour je suis rentré dans un corner, il y avait plus de 400 parfums. Comment peuvent-elles s’y retrouver alors que moi-même j’étais perdu ! C’est important de faire connaitre le parfum au plus grand nombre, de pouvoir guider les consommateurs. Même avec un petit pouvoir d’achat on peut trouver des prix d’entrée à 30 €. Le luxe s’est démocratisé.