Ingrédients, inspirations, projets, envies des consommateurs : la période actuelle peut-elle être source de réinvention ? Aliénor Massenet, VP Senior parfumeur chez Symrise, nous livre ses réflexions.
À quel âge avez-vous su que vous vouliez devenir parfumeur ?
Dès l’âge de 20 ans… Mais depuis que je suis toute petite, j’ai toujours adoré sentir. Quand j’étais enfant, je décryptais, comme un jeu, l’odeur des plats qui arrivaient à table. À l’adolescence, je passais mon temps à essayer de deviner le parfum que portaient les gens dans la rue ou dans le métro. À l’époque, je n’envisageais pas ça comme un futur métier. Je ne suis ni fille de parfumeur ni née à Grasse, mais mes parents étaient amis avec Michel Missoffe, qui dirigeait Firmenich à Paris. À 18 ans, j’ai fait un premier stage d’été chez Firmenich et l’année suivante, j’ai pesé les formules d’Alberto Morillas. J’ai travaillé pendant deux mois dans une parfumerie, puis j’ai suivi le cursus de formation de Cinquième Sens, et finalement je n’ai pas fait l’Isipca.
En tant que créatrice, quelles sont vos sources d’inspiration ?
Tout m’inspire. Ça peut être les fleurs, un livre, les pierres semi-précieuses… L’art aussi bien sûr : j’ai eu beaucoup de plaisir à créer un parfum inspiré par la Victoire de Samothrace pour Buly.
Sans musées et sans voyages, qu’est-ce qui vous a inspirée ces derniers mois ?
Pendant les confinements, je me suis nourrie de nouvelles idées. J’ai trouvé de l’inspiration en cuisinant. J’ai créé un premier parfum pour mon mari alors que ça fait 24 ans que j’aurais pu le faire. J’ai aussi trouvé beaucoup d’inspiration dans l’humain. Je me suis mise à relire des livres de philosophie par exemple, à faire du yoga, je me suis intéressée à l’aromathérapie. Je trouve que donner du sens aux ingrédients qu’on utilise, c’est une tendance très forte, très pertinente.
Justement, avez-vous des ingrédients fétiches dans votre travail ?
J’aime beaucoup la myrrhe et le labdanum mais il y a plein d’autres matières premières que j’adore utiliser. En fait, à chaque fois que je compose un parfum, j’aime choisir un ingrédient qui valorise le développement durable ou humain. Je le fais spontanément même si ce n’est pas toujours revendiqué par les marques avec qui je travaille. Dans Couleur Vanille de L’Artisan Parfumeur j’ai utilisé une vanille « fair trade » de Madagascar.
Est-ce qu’on peut dire que vous avez une signature olfactive ?
Je pense que oui, même si ce n’est pas conscient. Sophia Grojsman, qui pour le coup a une vraie signature de rose et de violette, m’a encouragée à avoir une signature olfactive. On me dit parfois que j’en ai une, mais c’est sans doute ma façon de composer. J’aime quand deux blocs s’opposent. Par exemple, pour L’Eau de Memo, il y a ce contraste entre la fraîcheur hespéridée et le cuir, et dans Couleur Vanille, une opposition entre la gousse de vanille et un accord salé iodé. En fait, j’aime aussi cette idée quand je m’habille, jouer avec les contrastes, associer deux couleurs fortes en opposition.
Vous parlez du sel ; aimez-vous expérimenter de nouveaux accords ?
Oui, le registre salé est très intéressant. J’avais testé en cuisine l’huître végétale, oyster leaf en anglais, c’est une plante dont les feuilles ont un goût d’huître. J’ai réussi à recréer cet accord en parfumerie et je l’ai utilisé pour plusieurs marques avec qui j’ai travaillé. J’aime exploiter cet accord de manière différente, un peu comme un peintre avec un même thème. Le salé, c’est aussi la possibilité de créer de nouvelles addictions gourmandes. À partir d’un extrait de chou-fleur de Symrise, j’ai imaginé un parfum gourmand d’un nouveau genre, avec l’idée d’une odeur blanche. Les légumes, c’est aussi le registre végétal. Avec l’asperge par exemple, j’ai travaillé un nouvel accord vert muguet.
Vous avez collaboré avec la marque Hermetica sur de nouveaux ingrédients, valorisant notamment la synthèse et la chimie verte. Racontez-nous.
En fait, c’est plus complexe que ça. C’est une marque très avant-gardiste. Ça fait longtemps que j’avais envie de développer des parfums sur une base eau, des parfums qui tiennent, c’est tout l’enjeu. J’ai découvert cette technologie chez Symrise et je l’ai proposée à Clara et John Molloy avec qui j’ai beaucoup travaillé sur leurs marques Memo et Floraïku. Ils ont beaucoup aimé l’idée et cea a donné cette nouvelle marque, Hermetica. On est sur une base aqueuse, les ingrédients sont durables, issus de la chimie verte, sans empreinte carbone ou recourent à l’upycling. Mais ce sont aussi des parfums qui hydratent la peau. Pour moi, c’est vraiment une nouvelle façon de se parfumer.
Inspiration, humeurs, coulisses : vous prenez la parole sur Instagram depuis quelque temps. Appréciez-vous cet échange avec les passionnés de parfums ?
Cela va faire un an que j’ai décidé de m’exprimer sur Instagram mais comme pour mes parfums, j’aime bien travailler en équipe. J’ai une amie qui m’aide à mettre les idées en mots et je me fais aussi aider par ma fille, qui est plus férue de technologie que moi. C’est vraiment un partage, un échange. Je suis naturellement beaucoup dans l’humain et dans l’empathie, et sur Instagram aussi. Quand je prends la parole sur un ingrédient, j’ai envie d’aborder le sujet plus profondément, sous le prisme de l’art par exemple. Je parle aussi de mes créations, et oui, cela me fait plaisir quand les gens disent qu’ils aiment. Ma fille me recommande d’être encore plus dans l’échange, mais c’est encore récent pour moi.
Les parfumeries ont été longtemps fermées avec le Covid mais les gens semblent paradoxalement redécouvrir l’importance de l’odorat. Qu’est-ce-ce que cela vous inspire ?
Certaines personnes ont perdu l’odorat pendant plusieurs semaines et cela nous a permis de prendre conscience de l’importance de l’olfaction dans nos vies. Tant mieux ! Même si les parfumeries ont été fermées dans un certain nombre de pays, l’achat de parfums a continué mais différemment, notamment en ligne. Cela a permis aux gens de tester le parfum chez eux et c’est une idée intéressante. Au Brésil, avec Natura par exemple, le parfum est vendu depuis longtemps à domicile par des conseillères. Il y a un véritable rapport humain, qu’on n’a pas en achetant en ligne. Je pense que la crise va nous inciter à vendre le parfum autrement. Après, est-ce que les gens auront envie d’acheter davantage de parfums ? Je ne sais pas, mais je l’espère.