Entre deux avions pour Oman et Rio de Janeiro, nous avons rencontré Cécile Zarokian pour qu’elle nous parle de son métier de parfumeur indépendant. Un rôle qui ne se limite pas à la seule création olfactive, nous explique-t-elle.
Pouvez-vous nous parler de votre première rencontre avec le parfum ?
Il ne s’agit pas de la première rencontre, mais c’est un souvenir très fort, celui de ma mère qui portait Femme de Rochas, lors de longs trajets en voiture à l’arrière où l’air en était saturé. J’ai d’ailleurs récemment eu la chance de sentir un échantillon d’époque, en parfait état, et l’émotion m’a complètement envahie !
Vous souvenez-vous de votre première création ?
Il s’agit d’Epic Woman pour Amouage alors que j’étais apprentie chez Robertet en 2009. Un parfum qui me tient particulièrement à cœur, d’autant plus qu’il est encore aujourd’hui, douze ans plus tard, dans le top 3 de la marque. C’est donc avec beaucoup de joie que j’ai créé, en tandem avec Renaud Salmon, le directeur de la création d’Amouage, un nouveau parfum qui sortira au printemps.
Avez-vous des ingrédients fétiches dans votre travail ?
Je n’ai pas d’ingrédients fétiches ; je pense que ce qui fait la force du parfumeur est précisément sa capacité à s’adapter à chaque brief et chaque client, à cocréer avec lui le parfum qui répondra avec exactitude à son brief et à sa vision, en sélectionnant les ingrédients les plus pertinents pour traduire cela.
Pour quels types de marques créez-vous ?
En tant qu’indépendante, je travaille historiquement avec beaucoup de marques de niche européennes : françaises (Jovoy Paris, Jul et Mad, MDCI, Jacques Fath) comme italiennes (Masque Milano, Laboratorio Olfattivo), néerlandaise (Puredistance) ou encore suédoise (V/SITEUR). Depuis plusieurs années, je compte dans mes clients des marques à la ligne créative « niche » mais de plus grande envergure telles qu’Amouage ou Nishane, Dali Haute Parfumerie chez Cofinluxe ou encore le prochain extrait de parfum Storie Veneziane chez Valmont qui sortira en septembre.
Et désormais aussi au Brésil…
Oui, j’ai récemment travaillé avec Granado, une marque carioca iconique et très populaire au Brésil, qui a également 3 boutiques à Paris. J’ai créé pour eux leur dernière nouveauté, Bossa, lancée à Noël, déclinée en une ligne complète composée d’une eau de toilette, de produits corps et ambiance et de plusieurs éditions limitées pour Noël. J’espère continuer à diversifier ce portefeuille dans les années à venir !
Créer un parfum pour une marque italienne, turque ou brésilienne, est-ce très différent ?
Chaque marque a ses spécificités géographiques mais également des particularités relatives à sa taille, son marché et ses objectifs. Cela dépend également de l’interlocuteur privilégié au sein de la marque (directeur artistique, directeur marketing, fondateur…). En résumé, chaque projet est unique et imaginé sur-mesure pour la marque. Par exemple, Ani de Nishane devait symboliser la frontière, à la fois comme point de rencontre et de séparation, entre peuples turc et arménien au travers d’une célèbre chanson anatolienne « Sari Gelin » (en turc) et « Sari Gyalin » (en arménien). Bossa est un floral solaire, une nouveauté sur le marché brésilien, créé avec Sissi Freeman, directrice marketing de Granado. Quant au prochain Amouage, il fait partie d’un chapitre de leur Odyssée, celui de la Libération.
Vous êtes parfumeur indépendant depuis 10 ans : quels en sont les avantages et les difficultés ?
En étant parfumeur indépendant, aucune journée ne ressemble à une autre. En plus de la fonction « classique » d’un parfumeur de maison de composition, je suis aussi amenée à exercer mon métier différemment, en étant parfumeur maison pour des marques qui fabriquent en interne, ou encore du conseil, et partout dans le monde. Surtout, j’aime avoir une relation directe et privilégiée avec mes clients, aider à porter le projet du brief jusqu’au lancement, en m’adaptant aux ambitions de la marque. Comme participer à la communication de Bossa à Rio toute une journée au Pain de Sucre, ouvert uniquement pour l’équipe de tournage, ou encore aller m’imprégner de la culture omanaise à sa source. Après, nous sommes une petite équipe de trois, et les journées n’ont que 24 heures !
Salons internationaux, clients étrangers… Vous voyagiez beaucoup avant le Covid. Au-delà du voyage, votre façon de travailler a-t-elle changé ?
Le fait d’être une petite équipe nous offre une flexibilité qui nous permet de nous adapter rapidement à une situation en constante évolution ces derniers mois. Je me déplaçais beaucoup plus les années précédentes, notamment pour des salons tels qu’Esxence à Milan, le TFWA à Cannes ou le BCB à Berlin, mais j’ai quand même pu voyager dernièrement. En novembre au Brésil pour le lancement de Bossa avec Pauline, qui travaille avec moi depuis plus de deux ans, et à Oman en janvier pour préparer le prochain lancement Amouage. Entretenir une relation de qualité avec les marques est selon moi essentiel pour créer une collaboration étroite et féconde. Par ailleurs, cette année a profondément modifié le rapport à l’information, à l’interaction et à la communication. Elle nous a d’un côté privés de salons, de conférences et d’événements précieux pour les relations professionnelles… Mais d’un autre côté, j’ai été beaucoup plus sollicitée pour faire des interviews en live sur les réseaux sociaux, avec un public plus attentif, car plus disponible.
Comment voyez-vous l’évolution du marché du parfum dans les prochaines années ?
Je n’ai ni boule de cristal ni service marketing pour effectuer des veilles poussées, donc je ne peux répondre qu’au travers du prisme de ce que mon entreprise connaît actuellement. Ce que j’observe, c’est que les modèles traditionnels de l’industrie du parfum sont en pleine évolution, que les lignes sont en train de bouger. Gagner des projets pour des marques appartenant à de grands groupes, travailler avec des maisons de composition sur des projets spécifiques ou être approchée par des designers, tout cela n’aurait pas été envisageable il y a quelques années !
Cécile Zarokian, quel est votre luxe à vous ?
C’est de pouvoir me retourner sur l’année 2020 et, malgré les difficultés rencontrées, en tirer un bilan très positif, depuis l’arrivée d’une nouvelle recrue dans l’équipe jusqu’au triplement du chiffre d’affaires, le tout ponctué par la conclusion de partenariats passionnants. De belles perspectives pour 2021 !