35 milliards de dollars, c’est la valeur actuelle du marché mondial du parfum. Les prévisions s’attendent à un doublement de ce marché dans les années à venir dont les marques françaises sont les premiers acteurs. À l’occasion de la Journée Mondiale du Parfum, Philippe Ughetto, directeur de la Fragrance Foundation France, nous livre les dernières tendances du marché.
Propos recueillis par Aymeric Mantoux
Comment se porte la filière parfum ?
Après une année 2020 difficile suite à la crise sanitaire, certains marchés ont repris plus vite que d’autres mais la parfumerie fine reste pénalisée par les fermetures de nombreux points de vente et du travel retail. Les États-Unis, par exemple, demeurent le premier marché pour nos adhérents. La Fragrance Foundation, qui y est née, est particulièrement importante là-bas et représente les intérêts des parfumeurs français depuis 50 ans.
Il faut savoir qu’en Chine, tout est revenu rapidement à la normale et que les chiffres de nos adhérents ont été très bons l’an dernier. Les ventes de fin d’année et du début 2021 ont été très dynamiques et si elles n’ont pas permis de compenser globalement toutes les pertes d’activité, elles ont été largement au niveau attendu, toutes choses étant égales par ailleurs.
Le e-commerce a-t-il beaucoup progressé ?
Les ventes sur internet ont connu une progression fantastique en raison de l’effet d’opportunité lié à la crise. Hélas pas suffisamment pour combler la chute globale. Disons que la filière avait anticipé certains changements depuis l’avènement du digital et que la crise a accéléré ce mouvement. Ces dernières années, les marques de parfumerie se sont petit à petit appropriées le digital.
Il faut savoir que c’est une industrie qui a toujours été en avance sur son temps, innovante, avec les Guerlain, les Chanel, les Rochas, les plus grands parfumeurs du XXè siècle, aujourd’hui encore, aiguillonnés par tous les parfums de niche qui émergent et sont parfois intégrés à nos grands groupes. Les marques françaises de parfum sont en pointe sur les réseaux sociaux, proposent de nouvelles expériences digitales, de e-commerce, travaillent de concert avec les influenceuses et influenceurs. Le e-business explose vraiment depuis 5 ans, et particulièrement depuis 3 ans. Notre industrie est plus présente que jamais sur le web et la crise du Covid a permis une accélération sans égal dans l’histoire récente.
On ne reviendra pas en arrière. Un nouveau cap a été franchi, qui permet aux parfumeurs d’être en contact direct avec leurs clients. Prenez Chanel par exemple, qui a longtemps été réticent à vendre en ligne et qui s’y est mis. Ou Sephora et Marionnaud dont les boutiques virtuelles se sont singulièrement étoffées.
Quelles sont les grandes tendances qui structurent le marché de la parfumerie actuellement ?
Il y a, je l’ai dit, la consommation tirée par le e-commerce et de nouveaux outils digitaux high tech, comme des applis, qui ouvrent la voie à de nouveaux acteurs, à de nouveaux produits et de nouveaux marchés géographiques. Je pense notamment à l’Asie et particulièrement à la Chine, où les jeunes ne sont pas ceux qui se parfument le plus au monde. Mais le fait pour des marques françaises de monter sur des plateformes puissantes dans cette région en forte croissance, accroît sensiblement leur visibilité et leurs ventes.
On note également, et c’est le cas en France et en Europe sur des marchés matures, une demande renforcée pour des parfums haut de gamme, des senteurs de belle facture, un attrait pour la manière dont elles sont produites, pour leur environnement. Le développement durable s’ancre de manière très prononcée dans le secteur et de façon permanente. Mais il me semble que cela est lié à la nature même de la parfumerie. Les consommateurs se sentent proches de leur parfum, qu’ils portent sur eux. Ce n’est donc pas anormal qu’ils se posent la question de la provenance des ingrédients, de l’impact du flacon ou du packaging sur la planète.
À la Fragrance Foundation, nous regroupons de nombreux industriels qui sont particulièrement sensibles à ces sujets et qui travaillent d’arrache-pied pour trouver des solutions techniques durables aux problématiques actuelles et futures. Les industriels et les marques ont accéléré ces derniers temps la mise en place d’écosystèmes encore plus respectueux de l’environnement et de l’humain.
Comment expliquez-vous l’engouement des français pour les parfums de niche ?
Partout, la tendance est à la personnalisation. Dans la mode, les accessoires… le parfum ne fait pas exception. Et si beaucoup d’entre nous apprécient des grands noms du parfum, au sillage identifiable, hérité ou reçu en cadeau d’un amoureux ou d’un parent, d’autres apprécient de pouvoir se démarquer avec des parfums moins connus, considérés à tort ou à raison comme plus intimes. Ce n’est pas pour autant qu’ils sont forcément différents, moins concentrés en matières premières, naturelles ou pas.
D’ailleurs, les plus grands nez des plus grandes Maisons de composition du monde, qui sont toutes membres de la Fragrance Foundation, interviennent parfois dans le processus de création d’un nouveau parfum et, quand le succès est au rendez-vous, d’une nouvelle Maison comme Francis Kurkdjian, Kilian, Le Labo, État Libre d’Orange, Frédéric Malle… Certaines demeurent indépendantes, d’autres sont rachetées par des grands groupes qui apprécient leur aspect confidentiel, inédit, leur univers sorti tout droit du cerveau d’une créatrice ou d’un créateur, leur art de la disruption, de l’innovation. Certains sont de vrais artisans qui numérotent leurs flacons comme des œuvres d’art, d’autres se permettent plus d’humour, d’autres encore se distinguent par l’impertinence de leurs créations.
La tendance n’est pas nouvelle, puisqu’elle a émergé dans les années 90 et donné naissance à des marques aujourd’hui emblématiques, incontournables. Je pense à Serge Lutens par exemple. Mais une nouvelle génération spontanée est apparue et ces parfums de niche, qui trustent le haut du marché, fonctionnent très bien. L’offre alternative connaît un vrai succès et parfois une croissance à deux chiffres.
Est-ce une tendance appelée à durer ?
Il y a une demande et une attente pour des parfums de qualité, apportant de la créativité, une histoire, une passion. Leur caractéristique, c’est d’être alternatifs, de tout oser, d’être audacieux, inventifs. Les maisons plus confidentielles viennent titiller nos sens, nos émotions, notre esthétique, questionner nos certitudes. C’est le cas par exemple de l’Orchestre Parfum, qui marie musique et parfums, ou d’un jeune parfumeur qui a grandi près de Créteil, Mohamed Rebatchi. Malgré les difficultés liées au contexte Covid et à la fermeture de nombreux points de vente pendant une bonne partie de l’année, son expérience prouve que l’on n’a pas besoin d’être né à Grasse pour devenir parfumeur. Il s’est associé à de grands nez, par passion, pour écrire sa propre histoire.
C’est aussi ça, la promesse du parfum : étonner, convaincre, parfois bouleverser. Notre rôle à la Fragrance Foundation, c’est d’accompagner le mouvement. Depuis plusieurs années, nous mettons à la disposition de la filière notre réseau et tâchons d’intéresser et d’ouvrir le grand public à nos métiers en utilisant l’histoire et l’héritage de la culture parfums de notre pays.
Justement, le secteur se concentre, les filières se verticalisent. Est-ce une bonne nouvelle ?
C’est un phénomène normal pour une industrie qui se place suivant les années dans le top 3 des exportations françaises. Il y a un grand dynamisme, et la concentration crée de nombreuses opportunités pour les TPME du secteur.
Après la mode des Cologne, quelles sont les senteurs du moment ? Et pourquoi ?
On retrouve des odeurs de plantes vertes, de bois, comme cela a été le cas pour plusieurs parfums d’automne. Le printemps est plus propice aux fleurs sucrées, aux notes d’agrumes puissants. Les notes botaniques, la sauge par exemple, reviennent en force. L’herbe coupée, ou des notes parfois plus animales, ambrées ou sensuelles. Les parfums sont des œuvres d’art, des créations intellectuelles, ils font parfois appel à des notions abstraites, des idées, qu’évoquent les jus, mais qui ne correspondent pas forcément à une matière ou à une essence, mais davantage à un assemblage.
Ce sont les Français qui ont inventé la parfumerie fine. Comment faire pour que les jeunes du monde entier continuent d’y succomber ?
Le parfum fait partie de notre histoire et la parfumerie française a toujours un rôle de leader. L’innovation, la qualité et le patrimoine permettent d’ouvrir de nouveaux marchés, notamment en Asie.
Le parfum est une industrie ancienne : comment innove-t-elle, et dans quel but ?
Il existe plusieurs manières d’innover, en créant de nouvelles histoires, en réinventant des marques endormies, mais aussi en développant des packagings éco-responsables, en utilisant des matières premières inédites et respectueuses de l’environnement, en formulant des jus inattendus. La parfumerie française ne s’est jamais aussi bien portée et elle est en pleine ébullition.