Parfumeur à l’origine de nombreuses créations de la maison Goutal, Isabelle Doyen nous parle de Voyages Imaginaires. Une nouvelle marque de parfums naturels créée avec sa complice Camille Goutal.
Isabelle, Pouvez-vous nous parler de votre première rencontre avec le parfum ?
J’étais très jeune quand j’ai croisé le parfum, à peu près 6 ans. Je ne savais pas alors de quoi il s’agissait. C’était en Polynésie, il arrivait que ma mère s’apprête pour aller dîner chez des amis. Lorsqu’elle sortait de sa chambre, elle portait une belle robe tahitienne, un beau rouge à lèvres mais quelque chose se passait aussi que je ne savais pas identifier. Elle m’embrassait pour me dire bonsoir avant de sortir, je sentais alors un truc bizarre. Quelque temps plus tard, j’interrogeais mon père à ce sujet et il me répondit : « C’est le parfum ». Ah ! Je me racontais alors que ce truc bizarre était sans doute quelque chose que les mamans dégageaient, qu’elles transpiraient peut-être. Quelque chose pour lequel il fallait être maman pour le produire et je trouvais cela très intrigant. Je sais maintenant que ma mère portait Mitsouko et Femme de Rochas, mais à ce moment-là je pensais qu’il n’y avait qu’une seule chose que l’on appelait « parfum ».
Vous venez de créer avec Camille Goutal une nouvelle marque, Voyages Imaginaires. Pouvez-vous nous parler de cette aventure ?
Nous avions besoin d’un nouveau défi. Nous sommes toutes deux des voyageuses et voulions connaître de nouvelles aventures où nous serions seules capitaines du navire. Très naturellement, nous avons trouvé ce nom évoquant les voyages que nous avons faits, ceux dont nous rêvons, ceux qui sont enfermés dans chaque petite fiole de notre orgue… Ceux de la formule que l’on commence à travailler et qui sont comme une progression dans une forêt, l’ascension d’une montagne ou le cheminement dans un labyrinthe. Nous avions choisi ce nom il y a déjà deux ans sans savoir qu’il serait une alternative drôle et poétique pendant cette période quasiment privée de voyages physiques.
Vous avez fait le choix de formuler en 100 % naturel. Pour vous, est-ce une façon différente, nouvelle, peut-être aussi plus stimulante, de créer ? Par ailleurs, certaines marques revendiquent 95 % ou 90 % d’ingrédients naturels : quelles sont les différences avec un parfum 100 % naturel ?
Être à 90 % naturel, cela ne veut pas dire grand-chose, c’est du marketing. Vous pouvez avoir un concentré odorant 100 % synthétique, mais un parfum déclaré comme étant à 90 % naturel s’il est concentré à 10% simplement grâce à l’alcool (qui est lui-même naturel et qu’il soit bio ou non). L’utilisation des ingrédients synthétiques facilite la formulation en assurant puissance et tenue. Le 100 % naturel empêche l’utilisation de ces ingrédients et l’exercice devient alors plus difficile. C’est un choix osé quand les consommateurs sont habitués aux sillages et/ou aux tenues extrêmes, mais nous pensons qu’il existe une autre voie pour le luxe grâce à des parfums naturels aux sillages subtils et aux tenues raffinées. Sans les ingrédients « blockbusters » synthétiques, l’exercice de création devient de la haute voltige, comme sculpter avec des matériaux différents. J’ai parfois l’impression de jongler avec des ingrédients très turbulents, quelquefois récalcitrants, qui n’ont plus l’habitude de se côtoyer. C’est très gratifiant de manipuler ces matières qui ont beaucoup de noblesse, d’en « tirer » de nouvelles choses, de les faire parler autrement. Cela est aussi possible car la palette des naturels s’élargit grâce à de nouvelles méthodes d’extraction et parce que nous disposons maintenant de quelques molécules naturelles intéressantes. Leur léger handicap est leur coût exorbitant.
On dit souvent que le parfum permet de voyager sans bouger : qu’en pensez-vous particulièrement, en cette période où les gens voyagent beaucoup moins.
Oui, le parfum est une sorte de voyage immobile. Tout d’abord sur la peau : c’est un voyage qui se déroule, et particulièrement quand on utilise les naturels. Par ailleurs, je me suis souvent dit que, sur Terre, pratiquement toutes les destinations sont maintenant connues. Le parfum, lui, propose de nouvelles destinations issues de l’imaginaire du parfumeur : on crée de nouveaux paysages, on les enferme dans un flacon, on les lance comme des bouteilles à la mer. Celui qui ouvre la bouteille reçoit les paysages à sa façon, peut-être tels que nous les avons imaginés, peut-être tels qu’ils lui plaisent pour se les approprier ; cela n’a pas d’importance du moment que le plaisir est là.
Avec l’essor de la parfumerie de niche, un nombre croissant de parfums s’affranchit de la question du genre. Comment voyez-vous la tendance évoluer dans les prochaines années ?
Je pense que cela restera une constante : les marques de niche _les petites en tous cas_ ne se soumettent pas, en général, à des briefs classiques avec des cibles précises de genre. Il s’agit souvent de mises en scène d’ingrédients, d’ambiances, d’émotions. Il arrive que cette mise en scène, du fait des traditions culturelles, aille plutôt vers un genre ou un autre, mais ce n’est pas le postulat de base. Ainsi, lorsque nous avons créé « Le Grand Jeu », une tonalité de fleurs blanches tropicales, nous imaginions le parfum d’Ursula Andress sortant du lagon turquoise, en bikini, couteau de plongée à la ceinture, peau dorée scintillante devant James fasciné. Puis Ursula, le soir, habillée d’un fourreau noir, toujours armée de ce voluptueux parfum, allant au casino, recroisant James Bond en smoking légendaire, lui murmurant un bonsoir à l’oreille en lui effleurant la joue. Il s’en trouve alors lui-même parfumé, tout le monde se demandant quel est ce parfum incroyable qui lui va si bien !
Isabelle Doyen, quel est votre luxe à vous ?
Mon luxe, c’est l’indépendance : un truc précieux, que l’on paye parfois cher mais que l’on garde comme un trésor car il permet tant de choses.