Depuis plus d’un an, Sarah Burri, parfumeur chez Cinquième Sens, fait le tour du monde des plantes à parfums. À cette occasion, elle a accepté de partager avec nous certaines étapes de son périple, ses pensées et ses découvertes. Aujourd’hui, elle nous raconte son rendez-vous avec la cardamome.
Guatemala, son nom seul est une invitation au voyage. Ruines Mayas les plus anciennes du monde, pas moins de 35 volcans, des lacs millénaires et des villes coloniales ancestrales… On traverse autant de jungles luxuriantes que de terres asséchées pour rejoindre le Pacifique et l’Atlantique qui se font face, d’un bout à l’autre du pays. Assise début mars dans le sable noir des terres volcaniques, à scruter les vagues furieuses du Pacifique, je ne me doutais pas qu’une autre déferlante allait s’abattre peu de temps après sur le continent, changeant notre façon de voir le monde.
À quelques kilomètres de la ville aux rues pavées d’Antigua, ancienne capitale du pays au temps des conquistadors, j’ai la chance de pouvoir visiter l’usine de production de Nelixia, y passer quelques jours afin de comprendre le fonctionnement tentaculaire de cette entreprise du futur. Dès mes premiers pas sur le domaine, je perçois l’odeur épicée et menthée caractéristique de la cardamome. C’est la pleine saison en ce mois de mars, et les alambics tournent à plein régime. De grands sacs de jute, remplis des cosses vertes et jaunes, affluent par centaines depuis tout le pays. Une fois les sacs contrôlés, il faut laver, trier, et pré-broyer les cosses de cardamome déshydratée sous une meule, afin d’entrouvrir la gaine et faciliter la libération des grains aromatiques qui sont à l’intérieur, en vue de leur distillation. Autant d’étapes réglées au cordeau, jusqu’au refroidissement de l’huile essentielle. Seule l’étape finale échappe à toute prévision métrique : le temps d’agitation. Les jeunes parfumeurs collés au contrôle qualité connaissent bien l’odeur de « bouillu » des huiles essentielles fraîchement distillées. Cardamome, lavande, géranium… rien n’y échappe, si c’est trop frais : « ça sent la soupe ». Soucieux de livrer un produit à son bon terme, penchés au-dessus d’immenses cuves, on attend que la magie opère… Trois jours, une semaine, ou plus, variant du simple au triple, cette période ne répond à aucune mesure scientifique, hormis celle d’un expert olfactif. Et toute la superbe de l’huile essentielle de cardamome se révèlera sous nos nez ébahis … quand elle le voudra bien.
Ce dernier jugement revient à Elisa Aragon, issue de l’école Isipca, cofondatrice de la société. Au départ de Nelixia, une idée simple : produire des ingrédients naturels pour la parfumerie, dont la source est en crise. Le travail débute avec le patchouli, à la fin des années 2000, suite aux nombreuses crises en Indonésie qui ont mis à plat la disponibilité d’huile essentielle dans le monde entier. En partant de zéro au Guatemala, Elisa et son associé Jean-Marie Maizener ont eu la volonté de « faire les choses bien » et ont mis en place une stratégie pas à pas, qu’ils continuent encore d’affiner chaque jour sur le terrain. J’ai eu la chance d’accompagner leurs équipes dans le pays sur la trace du patchouli.
Première étape : rencontrer son producteur. Un producteur, c’est généralement un homme, mais aussi toute une famille qui lui est rattachée. Elle aide aux champs et à la récolte, sans pour autant que cette main-d’œuvre soit prise en compte dans le temps de travail global nécessaire à la production d’un kilogramme d’ingrédient sec. Julio, en charge du sourcing, interroge deux agriculteurs partenaires, suit l’évolution de leurs parcelles, questionne leurs besoins et difficultés pour apporter un soutien technique et matériel si nécessaire. Un suivi régulier sur trois ans qui commence toujours par une rencontre humaine.
Une fois les familles rencontrées et le coût réel de leur main-d’œuvre fixé, Nelixia s’engage économiquement. La plupart du temps, les producteurs agricoles ne sont pas déclarés, ils revendent leur production de la main à la main, à bas prix, à des collecteurs ou revendeurs, qui ensuite spéculent sur leurs lots pour revendre en gros. L’engagement de Nelixia est de déclarer ses producteurs directement, en signant avec eux un contrat d’achat à 100% de leur récolte, quelle que soit la demande, et au prix fort. Ceci permet aux familles d’avoir un revenu récurrent, ce qui n’est pas le cas pour la culture du café qui est la plus importante du pays, et dont les prix fluctuent sans cesse.
Avez-vous déjà vu une chercheuse en anthropologie travailler pour une maison de transformation de matières premières ? C’est pourtant bien la cas d’Andrea, qui m’explique son action au sein de la société : « On sait maintenant que la pauvreté est multimodale, et qu’une seule augmentation de revenu n’aide pas à améliorer le mode de vie des communautés, faute d’accès aux informations-clés ». Ainsi, elle rencontre chaque famille et dresse avec eux l’état des lieux de leur situation face à la pauvreté, en utilisant des outils développés par la Fondation Paraguay contre la précarité. J’observe de loin les familles répondre au questionnaire détaillé de 50 indicateurs ; les premières réponses sont timides, puis on entend des rires fuser au bout des deux heures d’entretien. Elles choisissent cinq sujets prioritaires qu’elles souhaitent améliorer elles-mêmes, accompagnées par Andrea pendant trois ans.
Enfin, nous allons sur les cultures de patchouli. En s’inscrivant contre la monoculture qui épuise et tue les sols, et résolument pour l’agroforesterie et la permaculture, Nelixia s’engage écologiquement : c’est la pierre d’angle de leurs actions. Le patchouli, qui est une plante basse et qui a besoin d’une ombre fraîche et humide pour se développer, s’est trouvé une place de choix : au pied des caféiers, eux mêmes disséminés dans les forêts. Ceci permet de conserver la biodiversité et la durabilité des cultures. L’usine de production, quant à elle, arrive à son objectif d’empreinte neutre en carbone, en n’utilisant que des combustibles autoproduits, à savoir les drèches de ses ingrédients distillés, et des déchets recyclés des entreprises voisines.
Je suis tellement happée par les actions en profondeur de la société que j’en oublierai presque la partie émergée de l’iceberg : les qualités des matières premières qu’on me donne à sentir. Et là, c’est la claque ! Je tombe à la renverse pour le géranium, c’est une huile essentielle de qualité locale guatémaltèque, à la couleur verte caractéristique du bourbon. Je découvre toute sa délicatesse sans âpreté aucune, de la cire de rose qui fondrait sous la langue, une caresse olfactive propre et signée, avec le côté charnu et tendre de l’absolue. Je redécouvre ensuite la cascarille (Croton Eluteria), produit oublié et finalement évincé de la palette du parfumeur, que je croise parfois dans les vieux grimoires de Cinquième Sens. Et la valse continue, je suis épatée par le gingembre, lorsqu’on m’explique qu’il est distillé sec. Il a ce juteux et cette acidité propre au gingembre distillé frais. On va justement bientôt passer à la distillation de rhizomes frais… S’ensuit du baume Pérou sourcé au sulfureux Salvador. Il a les facettes lactées, toastées et moelleuses d’un gâteau au yaourt tout juste sorti du four, de sa croûte plus précisément. Une danse olfactive, du sable chaud qui file entre les doigts, un son cuivré qui souffle dans les oreilles pour remuer les entrailles, magistral. Enfin le fameux patchouli clôture le bal. Il est puissant et profond, avec des notes toutes en dentelle de terreau frais, et couronné d’une signature cacaotée, celle qui distingue un noble patchouli d’un autre, selon Jacques Guerlain.
Je suis émue par la beauté de ces matières, avec l’intime conviction que si elles supplantent de loin la qualité de certaines autres du marché, c’est qu’on y retrouve toute la bienveillance dont la source entière a bénéficié. Je suis émue car au fond c’est bien ce que j’étais venue chercher dans ce voyage : la certitude que le discours du green washing a bien un réel écho quelque part. Mettre du cœur à l’ouvrage pourrait être la devise de Nelixia. Encore faut-il que nous, parfumeur-créateurs, puissions convaincre les marques de l’importance d’utiliser ces matières justes, en belle quantité plutôt qu’en « traces-à-revendiquer », et que le reste de la filière suive. Pour que l’art de se parfumer reste un geste « non essentiel » consistant à vaporiser des milliers de suppléments d’âmes, et que nous puissions les porter fièrement avec nous.
Sarah Burri