Sa Maison de Parfums célèbre ses 20 ans. Esthète, visionnaire, Frédéric Malle nous parle de son parcours et de sa vision du parfum aujourd’hui.
Frédéric Malle, pouvez-vous nous parler de votre première rencontre avec le parfum ?
Il y a des gens qui ont la mémoire extrêmement longue, je pense à un ami qui prétend se souvenir de sa naissance, c’est la chose qui me fait le plus rire au monde ! Mon rapport avec le parfum remonte à ma plus tendre enfance. Non seulement les gens autour de moi étaient parfumés, mais ma mère travaillait dans ce métier. Je serais donc bien incapable de savoir quel est mon premier souvenir dans ce domaine tant les impressions se juxtaposent dans cette période de ma vie.
Votre marque fête cette année ses 20 ans. Combien de créations avez-vous lancées ? Combien de parfumeurs éditez-vous désormais ?
Notre collection compte 32 parfums composés par 14 des plus grands parfumeurs-créateurs du monde. Chaque composition est porteuse du style et du point de vue unique de son auteur. Elle a sa propre personnalité. De ce fait, notre collection comprend des parfums extraordinairement différents les uns des autres.
Vous êtes l’un des pionniers de la parfumerie de niche ou d’auteurs. Quel regard portez-vous sur cette offre aujourd’hui très pléthorique ? D’ailleurs, le mot niche a-t-il encore du sens selon vous ?
En réalité, je n’ai jamais voulu que ma marque soit une marque de niche : mon idée était de créer la grande marque de parfumerie de luxe de demain. Comme beaucoup, nous avons commencé petit mais avec de grandes ambitions. Il n’était pas question pour moi de rester petit, car à mes yeux « Small is not beautiful ».
Quant à ce marché, je suis heureux et fier d’avoir participé au renouveau d’une parfumerie de luxe. Certains exemples font honneur à notre métier et montrent que la parfumerie de luxe peut être contemporaine. Malheureusement, certains y ont vu une opportunité de « faire du business ». Souvent ce n’est pas leur métier et le résultat le montre. Etant un éternel optimiste, je suis certain que le public, qui a un fort bon sens, prendra le temps et se chargera de faire le tri.
Comment naissent vos parfums : d’un ingrédient, d’une proposition de parfumeur, d’un souvenir, d’une ambiance… ?
Nos parfums naissent toujours d’une conversation que j’ai avec un parfumeur. L’idée peut venir de lui, de moi, ou des deux, peu importe. Il y a mille façons de commencer un parfum. Le parfum peut être un collage où l’on prend et où l’on découpe une odeur existante : odeur de la nature, d’un objet de la vie, d’un parfum existant, et que l’on assemble avec d’autres matières premières et accords pour créer quelque chose de nouveau. Parfois aussi, le parfum est à l’image de la peinture abstraite, comme une opposition de couleurs. Dans ce cas, on part d’une matière première que l’on mélange à une autre, et à laquelle on ajoute une troisième…
Avez-vous quelques anecdotes à ce sujet ?
Portrait of a Lady, par exemple, à l’image d’un collage ou d’un découpage, part du fond de Géranium pour Monsieur que Dominique Ropion avait créé précédemment, qu’il a amplifié, enrichi, et auquel il a intégré un puissant accord de rose et de fruits rouges. Ce Géranium pour Monsieur était parti d’un produit dont j’ai toujours aimé l’odeur, l’Eau de Botot dont Dominique Ropion avait exagéré la fraîcheur, et à laquelle il avait ajouté un accord oriental unique construit de toutes pièces.
Votre parfum Musc Ravageur, créé avec Maurice Roucel, est entré cette année au Hall of Fame de la Fragrance Foundation américaine. Maurice Roucel parle d’hymne au désir, peut-on dire que c’est votre création la plus sensuelle ?
Tout d’abord ce n’est pas ma création, mais celle de Maurice Roucel, d’autant plus qu’il m’a proposé ce parfum alors qu’il était fini à 99%. C’est l’un de nos parfums les plus sensuels, oui, mais la sensualité est multiple. Il n’y a pas qu’une façon d’être sensuel dans la vie, Dieu merci. Nous en proposons d’ailleurs une trentaine !
En 20 ans vous avez imaginé de nouvelles idées de textures, de gestuelles, aussi bien pour soi, que pour la maison. Les nouvelles générations sont-elles en attente de nouvelles façons de se parfumer selon vous ?
Je crois que le parfum est une chose éternelle, et qu’on voudra toujours parfumer son corps d’une odeur qui en amplifie le magnétisme. Chaque produit que l’on applique sur sa peau est l’occasion de se parfumer, c’est pourquoi j’ai toujours voulu proposer le meilleur des deux mondes et allier performance et galénique à la très bonne parfumerie. Je pense que le parfum et le parfum d’un produit pour le corps ne devraient pas être opposés et que l’un n’empêche pas l’autre. Je crois que les attentes du public vont dans ce sens. Quant à la diffusion du parfum pour le confort et la beauté de notre environnement, je suis toujours heureux de dessiner de beaux objets à condition qu’ils soient efficaces et qu’ils aient une véritable raison d’être. Je crois que nous sommes entourés de trop de gadgets et que les produits que nous proposons se doivent d’être véritablement utiles.
Il y a vingt ans vous étiez en avance sur ce thème, aujourd’hui un nombre croissant de parfums s’affranchit de la question du genre. Comment voyez-vous la tendance évoluer dans les années à venir ?
J’ai toujours été agacé du manque de liberté que proposaient les marques de parfum. Néanmoins, l’époque où le seul moyen de communiquer était la publicité et où l’on devait par convention dire qu’un parfum était pour homme ou pour femme, leur donnait une véritable excuse. Pour ma part, j’ai lancé une Maison sans publicité et avec un espoir de liberté totale. Il n’était donc pas question de dire au sein de nos boutiques : « Ceci est un parfum pour homme ou pour femme », mais d’accompagner chaque client vers la composition qui faisait le meilleur écho à sa personnalité. Cette façon de voir les choses, accompagnée par une ouverture d’esprit grandissante quant à la sexualité de chacun, tend à ce répandre. Mieux vaut tard que jamais ! Et j’espère que nous ne reviendrons pas en arrière.
Frédéric Malle, quel est votre luxe à vous ?
Pouvoir travailler avec les meilleurs parfumeurs du monde. Et avoir une vie professionnelle qui me donne envie de me lever tous les matins.