« La fragrance n’est qu’une composante d’un tout », rencontre avec Francis Kurkdjian

Auteur de nombreux chef-d’oeuvres de la parfumerie, Francis Kurkdjian est aussi parfumeur-créateur pour sa propre marque, Maison Francis Kurkdjian. Un travail qui va bien au-delà de la seule création olfactive, explique-t-il.

Francis, pouvez-vous nous parler de votre première rencontre avec le parfum ? 

Vers 13 ou 14 ans, j’ai lu dans le magazine VSD un article sur cinq parfumeurs. Dans les années 80, les papiers sur le parfum et leurs créateurs étaient rares mais c’étaient de grands sujets déployés sur plusieurs pages. Ce fut donc une véritable découverte ! Pour la petite histoire, Françoise Caron était mise en avant et je ne pouvais pas m’imaginer un instant qu’un peu plus de 10 ans plus tard, je travaillerais avec elle. À la suite de cette lecture, j’ai écrit plusieurs lettres à différentes maisons de couture car je pensais que les parfums étaient intégrés à l’activité mode, découvrant bien plus tard que ce n’était pas le cas. C’est ainsi que j’ai appris l’existence de l’ISIPCA, la seule école au monde à l’époque accessible à des non-Grassois comme moi. J’ai ensuite décroché un CDD chez Quest en septembre 1993 comme apprenti-parfumeur. 

C’est le début d’une carrière olfactive particulièrement riche. Vous souvenez-vous de votre première création ?  

Parallèlement à mon entrée chez Quest, je suivais une formation en cours du soir en marketing du Luxe à l’Institut Cartier. C’est dans ce contexte que j’ai rencontré Chantal Roos, alors présidente de BPI (Shiseido). C’était l’une des marraines de l’école. Elle m’invita à lui présenter mon travail de fin d’études : une nouvelle classification des parfums illustrée par des créations personnelles. Quand j’ai expliqué à Chantal que mon ambition était de devenir parfumeur, l’inimaginable s’est produit, puisqu’elle a déclaré, sans hésiter un instant, qu’elle allait m’apprendre à travailler comme les « grands » sur un « vrai » brief, juste elle et moi. Elle m’a alors parlé de Jean Paul Gaultier, de sa mode et son univers. Je l’entends encore me dire :  » si vous avez des idées, revenez dans 3 semaines !  » Au fond de moi, j’étais convaincu que cet exercice était la chance de ma vie pour montrer ce que j’étais capable de faire et, surtout, une opportunité qui ne se représenterait pas avant très longtemps. J’ai travaillé et composé avec la spontanéité de mon âge et du débutant que j’étais. Je suis revenu voir Chantal un mois plus tard, accompagné de la directrice commerciale de Quest, avec l’ébauche de la note qui devint quatre mois plus tard Le Male…

Un parfum qui a célébré en 2020 ses 25 ans ! Pourquoi Le Male est-il devenu un classique selon vous ? Referiez-vous les choses à l’identique aujourd’hui ?

À mon sens, un parfum classique doit avoir des qualités techniques et artistiques (sillage et signature) qui lui permettent de devenir dans un premier temps un best-seller, mais aussi un « game-changer ». Si son influence sur le marché persiste, il deviendra un chef de file et créera une lignée. Il est nécessaire également que la marque qui le porte fasse le travail nécessaire pour que le parfum ne « vieillisse » pas : c’est-à-dire donner le sentiment au consommateur qu’il est toujours d’actualité, année après année, décennie après décennie. À ce stade, c’est plus un travail marketing qui permet à la note de traverser les époques. Bien évidemment, je ne ferais pas les choses à l’identique aujourd’hui, tout simplement parce que le marché des parfums masculins n’est olfactivement plus le même. Les notes sont plus fruitées, plus sucrées et surtout plus « proprettes ». Je garderais donc le fond, et non la forme. 

L’Homme à la Rose

Votre dernière création, L’Homme À la rose met, en scène une fleur travaillée au masculin. Les goûts des hommes en matière de parfum ont-ils évolué, se sont-ils diversifiés ?

La société évolue et avec elle le parfum, car l’histoire de l’homme façonne celle du parfum et l’histoire du parfum jalonne celle de l’homme. Mais la frontière entre féminin et masculin est toujours présente : à chaque époque ses goûts et ses couleurs ! En tant que créateur, ma mission est de la traduire en parfum comme un auteur le ferait en littérature ou un artiste à travers le medium de son choix… Les codes du masculin ayant évolué ces dernières années, je trouvais légitime d’emprunter au vestiaire olfactif féminin son icône : la rose. 

Sur cette question justement, certaines de vos créations pour la Maison Francis Kurkdjian sont genrées, d’autres non. Les clients respectent-ils ces catégorisations ou s’en affranchissent-ils davantage aujourd’hui ?

Il est évident qu’aujourd’hui, il y a plus de permissivité et de perméabilité entre les genres. Mais je crois qu’il y a des fondamentaux, surtout chez les hommes, même si encore une fois les codes évoluent, changent ! C’est la raison pour laquelle j’ai composé il y a deux ans Gentle Fluidity, deux fragrances composées à partir des mêmes ingrédients mais avec deux identités olfactives bien distinctes. Un même nom pour deux parfums différenciés également par un jeu typographique et de couleurs, or pour l’un et argent pour l’autre. Cela donne la possibilité au client de choisir son parfum en totale liberté sans se soucier de savoir si c’est un parfum pour femme ou pour homme.

Créer pour sa propre marque, est-ce plus facile que de créer pour d’autres ? Le processus créatif est-il différent ?

Au sein de notre Maison, en plus de la composition des parfums, j’assure la direction artistique et créative en accord avec Marc Chaya, président et co-fondateur. Je suis alors comme un acteur qui passe de l’autre côté de la caméra, écrit son scénario et choisit son casting d’acteurs et de techniciens. J’ai des réunions hebdomadaires avec tous les services en lien avec la création, que ce soit pour le packaging, les campagnes visuelles, la communication et le visuel merchandising. Et il y a également les réunions business ! Quand je travaille au service d’une marque et d’un créateur, le terrain de jeu créatif est la plupart du temps délimité au seul parfum. Il s’agit alors de mettre mon savoir-faire de composition au service d’un tiers sans aucune autre préoccupation. C’est une tout autre expérience créative. Mais paradoxalement, malgré ces différences, mon processus créatif pour la composition du parfum demeure le même puisque je pars du nom qui, à mon avis, est l’essence même du parfum. Nom de code pour une marque, nom définitif pour Maison Francis Kurkdjian, c’est la partie déterminante pour moi car j’estime que la fragrance n’est qu’une composante d’un tout. 

Gentle Fluidity, un duo de parfums non genrés

Vous avez récemment créé le parfum du sac Baguette de Fendi, vous avez également imaginé de nombreuses installations olfactives lors d’événements. Comment naissent ces projets ? D’un parfum, d’une rencontre, d’une demande précise ?

Kant, dans la Critique de la faculté de juger, donne une définition de l’art dans laquelle je me retrouve : « L’art est la belle représentation d’une chose et non la représentation d’une belle chose ». En dépassant le stade du « parfum-produit » que je considère comme un art appliqué ou un art décoratif, ces collaborations et installations artistiques sont pour moi une manière de m’exprimer autrement avec le parfum et d’explorer toute la palette des émotions possibles. Je peux aussi bien travailler avec un artiste syrien pour exprimer la mort et le néant, qu’avec Sophie Calle pour travailler autour du concept de l’odeur de l’argent, parfumer les fontaines du Château de Versailles ou élaborer avec un collectif d’artistes une expérience en réalité virtuelle et olfactive. J’ai également à cœur de revisiter les savoir-faire artisanaux, voire ancestraux liés au parfum et de me fixer des défis créatifs. Dans le cas de Fendi, c’est la maison italienne qui a souhaité s’associer à Maison Francis Kurkdjian pour utiliser notre technique brevetée du parfumage du cuir pour leur sac Baguette. À l’inverse je me suis rapproché de Papier d’Arménie il y a 15 ans pour travailler avec eux et imaginer de nouvelles gammes de papiers et de bougies. Ces projets sont avant tout des rencontres et des coups de cœur que j’initie ou accepte quand le projet me paraît pertinent et cohérent avec mes valeurs artistiques, esthétiques et humaines. 

Quelles tendances voyez-vous pour les parfums demain ?

Je ne vais pas être très original en disant que nous vivons une période particulière qui nécessite de changer en profondeur nos pratiques. C’est un fait acquis. Je trouve donc la période exaltante car il faut inventer et réinventer. C’est d’autant plus facile que la Maison a passé cette année de crise sanitaire et financière sans encombre grâce à la vision et l’énergie de Marc Chaya, mais aussi grâce à nos équipes qui ont compris les enjeux et les opportunités qui s’offraient à nous pendant cette période. Nous nous sommes tous mobilisés et montrés solidaires et à tous les niveaux pour affronter la situation. En termes de tendances, bienheureux celui qui sait prédire ce qu’il faut faire. Je me méfie des études en tout genre qui ne sont que le reflet de la société à un instant donné. Les tendances disparaissent souvent aussi vite qu’elles apparaissent et la parfumerie a besoin d’un temps long qui n’est pas celui de la mode. Suivre les tendances peut nuire à la créativité et surtout donner aux gens le sentiment que tout le monde devrait faire la même chose. Le beau parfum n’est-il pas celui qui surprend les esprits ? J’essaie donc de rester à l’écart des prédictions et préfère de loin suivre mon instinct. Je cherche à offrir à nos clients une alternative et surtout qu’ils ne se sentent pas obligés de porter un parfum à la mode. Je tiens à les rassurer sur le fait qu’ils peuvent créer leur propre vestiaire olfactif et porter des parfums différents, au gré de leur humeur ou selon certaines occasions. 

Francis Kurkdjian, quel est votre luxe à vous ?

Ma liberté créative est fondamentale et je dirais qu’elle est devenue, avec les années, mon luxe.

https://www.franciskurkdjian.com/

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