Rapatriée. Ni une ni deux, après une quatorzaine volontaire parisienne, vaguement soulagée à grand renfort des pains au chocolat qui m’avaient tant manqués, je file. Comme prise d’une fièvre, ou piquée par une mouche tropicale après mon confinement au Guatemala, je saute dans un train direction Nice, puis Grasse et la Provence. Comme pour me ressourcer, parfumeur avec un petit coup dans… l’aile.
Je suis bien en France, et voilà la belle Nice, qui vient me réchauffer le cœur de sa robe mordorée au soleil. Je suis bien en France, en attestent les effluves d’oignon cuits et d’anchois de pissaladière que je transporte pour la déguster sur une pierre chaude dans le vieux quartier ou avec l’ambre marin de la ballade des anglais. Je suis bien en France, pourtant, quelques ambiances ressemblent à s’y méprendre au brumeux souvenir des rues empreintes de douceurs, de toutes ces villes sud américaines traversées ces mois passés. Dans la vieille ville, je cligne des yeux, serais-je encore à Carthagène des Indes, en Colombie ? Une odeur suave et sûre, de miels et de pensées, humée dans un brin d’immortelle ramassé aux abords du jardin Albert 1er vient signer la fin de cette délicieuse journée. Que la parfumerie me manque, demain direction Grasse !
Dans le Pays de Grasse, je marche dans ses hauteurs. Sur la piste, les cigales enchantent mes premières foulées provençales. Acétate linalyl, linalol, camphre, eucalyptol et coumarine… la signature complexe de la lavande vient me chatouiller les narines. Cette note fraîche, et souple sous ce soleil de plomb, est chargée d’histoire. De la grande, et voilà Napoléon qui chevauche à l’horizon, à de la petite ; la toute petite histoire que chaque français.e. porte en soi. De toutes petites histoires, toutes menues, toutes singulières, de petits bouquets de lavande enfouis quelque part dans les tiroirs sans fond de notre enfance.
C’est la pleine saison sur les hauteurs de Valensole. Le violet majestueux, apposé par touche sur le lit bombé et mauve de champs prêts à la récolte, vient toner contre le jaune orangé de mille soleils perchés, sur leurs échasses vertes. Les tournesols contrastent aux lavandes, et se cherchent au vent, dans un ballet fleuri de couleurs complémentaires. La récolte sera belle, les abeilles nous l’ont murmuré…
De retour dans le vieux Grasse, désespérément à la recherche d’une fougassette au tombé du lit, je me perds dans les dédales d’un décor médiéval plus vrai que nature. A la recherche de cette tendre brioche traditionnelle parfumée à la fleur d’oranger, je jubile, et me faire frémir, dans l’entrelacements des étroits passages qui percent et traversent la rue Tracastel.
Tous ces chemins aux recoins coupe-gorges sont si olfactifs et tortueux que tomber nez à nez avec Jean Baptise Grenouille ne m’étonnerait pas. Je succombe à la tentation de rejouer la scène mythique du roman à suspens1, et établis le diagnostic olfactif des rues au plus loin que je puisse. Exercice qui me surprend puisque, comme tous, cela fait plusieurs mois que j’avance masquée, et me suis habituée à ne pas trop respirer l’air des rues à grands poumons. Mais enfin à cette heure, la ville est déserte, et je peux humer en toute sérénité. Je m’arrête, ferme les yeux, et inspire.
Poussières de pierre. Peut-être un chantier, un tas de gravas d’un mur qu’on vient d’abattre, dans un appartement en rénovation. Bois. Bois humide, et bois sec d’un poutre, une poutre peut-être, qui sonnerait creux par endroit tant elle est rongée par les mites. Champignon. Mousse d’arbre, la signature traditionnelle d’une cave, à vin sans doute, bien calme et fraîche s’échappe d’un soupirail.
A cette nature morte olfactive qui écume des pores de la vieille ville, viennent se calquer les odeurs bien rondes et galbées du quotidien. Eau de cuisson de pâtes, friture, céleri d’un bouillon cube, et eau de Javel, ou plus particulièrement de la serpillère oubliée dans son seau de Javel. La veille au soir, un ami évaluateur avec qui nous avons sillonné la ville me soutenait que cette ville « puait ». En bonne parisienne, je m’attendais donc à humer des renâcles de santal d’urine à chaque recoin douteux. A cet ami, et pour la ville, je rends ici justice : non Monsieur, Grasse ne pue pas, elle fleure ! 🙂
Pour l’heure, je ferai chou blanc dans ma quête de la fougassette, puisqu’elle se trouve dans les enseignes à l’attention des touristes et ouvrent d’ici deux heures au moins, dans la grande rue du vieux Grasse. Rabattue sur mon non moins traditionnel pain au chocolat, je suis pensive en le savourant, le nez en l’air sous la tonnelle de parapluies roses qui donnent à rêver de la rue principale. Mais où sont les enseignes branchées de parfumerie confidentielle qui bourgeonnent pourtant dans le Marais et le tout Paris ? Je suis confiante, les parapluies roses récemment semés par la Maire devraient continuer de fleurir le long des rues, enjoliver la ville, et encourager les touristes à s’y aventurer pour les années à venir.
De retour sur les chemins de fer, en gare, le ciel se voile et tonne. Assise au milieu des lierres, une goutte, deux gouttes, trois gouttes, puis toute une pluies de petites larmes froides viennent faire chanter et danser ce parterre de larges feuilles vertes.
L’eau lentement s’imbibe sur le terreau, pour enfin le rendre humide. Pétrichor2 ! Une signature olfactive elle-même mêlée à celle tout aussi caractéristique de la dalle chaude qui soudain se rafraîchit sous la pluie.
Respirer cette symphonie. Méditation olfactive. Odeur de pluie, odeur de vie. Universelle. De celle qui revient, qui reprend ses droits, qui redonne espoir. Sous cette musique, ma propre pluie intérieure restera au chaud tout au creux de mon cœur, me rappelant que peu importe l’endroit sur Terre où nous nous trouvons, nous traversons tous les mêmes orages.
Sarah Burri
1 Le Parfum, roman de Patrick Süskind
2 Pétrichor : odeur de la terre sous la pluie, due en partie à la molécule odorante Géosmine