Cela fait maintenant plus de deux mois que la jeune parfumeur parisienne Sarah Burri est partie faire un tour du monde. Nous vous proposons de le suivre avec nous, étape par étape.
Les mots de Sarah:
Colonia del Sacramento, Uruguay, au comptoir de réception de mon auberge, une fleur me gifle. Elle emplit tout le hall de ses effluves, tant et si bien que je ne sais où la chercher. Ah si la voilà ! Seule petite fleur blanche, dans son petit verre d’eau de cantine déposée là, au hasard de la borne d’accueil, plus puissante qu’un grand bouquet de lys. Prise par la même fièvre que lorsqu’on entendait une musique qui vous transporte avant la révolution technologique de Shazam®, je demande avec empressement ; mais qui est-elle, d’où vient-elle ? Camelia, me répond l’aubergiste avec un sourire tendre pour sa fleur. Camélia, me répétais-je comme un mantra. Saturée par son indole1 alangui, tel un venin de fleur coupée, je sais que je vais en recroiser en pleine nature, la ville en regorge m’apprend-on.
« La première insufflation me fait sourire, l’évocation tombe comme un éclair : la mousse des milkshake que nous faisions parfois avec ma sœur lors de sessions privées Top chef avant l’heure, en rentrant de l’école. »
Cela ne manque pas, pourtant happée par la découverte de cette ville vielle de quatre siècles, chargée d’Histoire et de poésie, je suis frappée de nouveau , en pleine place publique, à dix ou vingt mètres de toute plante qui vive. Le flair en alerte, je piste l’arbre auteur du crime, à mesure que je m’approche l’odeur change, passant d’un halo jasminé et indolé à une signature plus intime, plus discrète. Débusquée ! Je peux enfin m’adonner à l’analyse de cet épicentre olfactif. La première insufflation me fait sourire, l’évocation tombe comme un éclair : la mousse des milkshake que nous faisions parfois avec ma sœur lors de sessions privées Top chef avant l’heure, en rentrant de l’école. Mais attention, seulement l’odeur de la mousse, et celle des milkshake faits avec des bananes pas tout à fait mûres, encore légèrement vertes. Oui, les évocations de parfumeurs c’est précis, car nous sommes habitués à faire appel à notre mémoire olfactive, mais sachez que nous sommes tous capables de se souvenir d’une odeur oubliée avec cette précision mathématique, ce n’est pas moi qui le dit, c’est le Dr Roland Salesse2 dans ses travaux passionnants, récits et interventions multiples de vulgarisation autour du sens olfactif dont, quinze ans après un premier prix Nobel, nous investiguons – sans trop investir tout de même – des recherches timides et découvrons avec stupeur les trésors de science d’un sens si riche et inexploité. Tant dans la recherche que dans l’approche de la création, nous en sommes encore aux balbutiements de l’Histoire… comparé au sens de la vision, nous en sommes grosso modo, peu après la Renaissance. Vinci élucide les premiers mystères de l’optique et les peintres produisent sur commande, à la gloire de telle ou telle grande maison, mettant en valeur victoires et armoiries de riches familles italiennes. Mais ces chefs d’œuvres de salons ne trônent-ils désormais pas au Louvre ou aux Offices? Le sujet imposé n’empêchait a priori pas l’expression et la reconnaissance du Beau… Aujourd’hui nous opérons les yeux au laser et sommes à la pointe de la technologie visuelle. J’ai hâte ! Pourvu que la percée de l’olfaction soit exponentielle, à l’image de notre société.
Si je voulais dépeindre mon Camélia, je devrais me souvenir de cette impression, repartir des lignes que j’ai apprises pour dessiner un jasmin car elles me semblent proches, mais les déstructurer, les déposer pour qu’on y reconnaisse la signature d’une fleur blanche capiteuse, mais seulement sous-jacente, comme une première couche structurelle, dont je brosserais et effacerais les contours. Il faudra ensuite en rehausser toutes les teintes lactées, mais attention, ne pas tomber dans le pathos d’une note facile ou trop gustative. Non, pour avoir cette onctuosité, cette mousse de milkshake qui crépite encore à l’oreille, j’aurai besoin d’invoquer toute ma collection lactique, les mélanger, avec une tentée subtilité, ma clé de voûte sera le lactate butyl, ma botte secrète chérie. Mais bon je ne peux pas toujours l’utiliser, car il y a beaucoup de minimum de commande, c’est uniquement pour les gros projets en somme, crotte. Et bien sûr avec des notes fruitées, toujours subtiles, il en faudra pas mal, mais seulement des esprits de fruits, des impressions que je trouverai dans un panache d’acétates, voire quelques butyrates s’ils savent se tenir et ne pas trop s’exprimer, non en fait plutôt des isobutyrates pour leur côté plus plein et suave. J’ai déjà mes lactones, mes lactates, ma base de salicylates devra être bien solide pour supporter tout cela, entrer en synergie avec les notes lactées pures, eux si perfides ! D’expérience, je sais que je dois en mettre une bonne louche mais pas trop, sinon c’est raté, c’est vulgaire. Un jeu d’équilibriste, et de jongleurs, puisque là aussi les candidats se pressent… Salicylates … cis 3 hexenyl, va pour cette fois car j’ai besoin de toi, mais en trace hein parce que tu es cher et que je peux facilement te remplacer, alors fais pas le malin ! Hexyl mon chouchou, vas-y vite mets toi là. Benzyl, l’incontournable c’est avec lui qu’il faut faire attention, le faux allié, la fausse facilité ! Peut-être un peu de cyclohexyl par ce que je l’aime bien, même si je n’ai pas encore bien compris ce qu’il faisait exactement, très souvent je finis par le virer faute de le cerner, il s’exprime mieux dans un univers boisé, je crois. Et puis d’autres, loin de mon orgue j’ai la mémoire des noms qui flanche, un coup d’œil aux étiquettes des flacons et par leurs noms chimiques j’invoque leur odeur apprise et leur rôle expérimenté dans ma mémoire de petit parfumeur.
« Enfin, relire une dernière fois sa partition, se la murmurer une dernière fois avant de l’envoyer, fébrile, à la pesée pour qu’enfin je puisse l’écouter, et retravailler ce premier jet en conséquence. »
Enfin des notes pêche, en troisième plan, juste en ébauche avec un effet flouté, je devrai les diluer. Et aussi ressentir les trois quatre que j’ai en tête et qui se battent pour être favorites. Je les connais, mais me les mettre sous le nez avant que la décision ne tombe, savoir la ou lesquelles sonneront juste pour illustrer mon propos, comme un styliste qui juxtaposerait les tissus qu’il a pressentis pour sa pièce en examinant leur harmonie avant d’ordonner le dernier coup de ciseaux. C’est mon moment préféré, quand je sais parfaitement ce que je veux, qu’à force de penser la mélodie, elle sonne juste dans ma tête, et je suis là plantée devant mon orgue à hésiter sur tel ou tel accord, à faire résonner quelques notes entre elles, grâce aux touches. Balader mes yeux sur mes flacons pour trouver quelle perle rare illuminera ma composition, c’est généralement le moment ou on parle tout seul – enfin à ses flacons, ayant l’air d ‘un savant ou créateur un peu fou. Trifernal®, oh non non non pas toi, Triplal® y’en a déjà, mais pour rehausser, feuille de violette non tu vas tout écraser, un truc un peu corsé mais pas trop, Verdox® pourquoi pas mais trop fruité, trop terreux, non, ça a la même teinte mais ça commence par p, p p p … à côté de Péonile® oui… voilà, PETIOLE® ! C’est toi qu‘il me fallait ! « Ha ha ha ha » rire diabolique de fillette devant sa dinette faisant des soupes magiques à la terre et aux feuilles. Enfin, relire une dernière fois sa partition, se la murmurer une dernière fois avant de l’envoyer, fébrile, à la pesée pour qu’enfin je puisse l’écouter, et retravailler ce premier jet en conséquence.
« On pense, on mature, on façonne, on porte, comme on accouche littéralement d’un parfum qui fait sens. »
Et cela n’est que pour un minuscule accord fleuri, une simple figuration, un petit portait pour lequel il faut déjà bien s’accrocher, la fille au verre d’eau de Renoir. Que de confusion, de doutes, de brouhaha dans nos têtes et de concentration, de lâcher prise aussi, lorsqu’il faut en faire tout un tableau ! Soufflé parfois par un autre artiste quand on a le privilège de travailler en tête à tête avec un créateur, ou bien souvent imaginé de toutes pièces, sorti de nos tripes, sans oublier d’y glisser les petits écussons demandés par l’équipe marketing. On pense, on mature, on façonne, on porte, comme on accouche littéralement d’un parfum qui fait sens. Alors parfum, savoir-faire ou œuvre de l’esprit ? Un parfum ça peut se faire avec art ou bien sans art du tout, ai-je lu il y a longtemps de Mathilde Laurent, parfumeur-créateur maison chez Cartier, bon point. Mais les blockbusters américains destinés à la consommation et dont le final-cut revient à un panel de spectateurs, c’est pourtant bien toujours considéré comme appartenant septième art, non ?
Sarah Burri
Instagram @sarah.burri_parfumeur
1 Molécule à l’odeur animale présente dans nombreuses fleurs dites « blanches », capiteuses.
2 https://www.futura-sciences.com/sante/personnalites/sante-roland-salesse-1302/